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Author: Nausicaa

« Games are too expensive to make » ? Les causes de la sur-monétisation des jeux vidéo – Compendium #2

« Games are too expensive to make » ? Les causes de la sur-monétisation des jeux vidéo – Compendium #2

Qui suit la scène de l’industrie du jeu vidéo n’a pu ignorer les rebondissements de la sortie de Star Wars : Battlefront 2 (DICE, Electronic Arts). Les premiers remous dans la campagne de communication d’EA sont survenus pendant l’ouverture de la bêta publique (6 au 9 octobre 2017). Les joueurs et critiques ont alors découvert une transposition de toutes les structures de progression et de monétisation du modèle free to play dans un jeu coûtant entre 60 et 90 euros, selon l’édition. Au lieu de proposer un contenu justifiant son prix, un système de progression satisfaisant et une compétition équitable entre joueurs, Battlefront 2 mettait les micro-transactions et les lootboxes au centre à la fois de son gameplay et de sa progression. Le joueur était encouragé à acheter des récompenses cachées et aléatoires capables d’influencer directement les statistiques de ses personnages et son expérience de jeu. Le système de progression semblait également avoir été construit pour créer de la frustration plutôt que de la satisfaction – dans l’espoir que sa lenteur incite les joueurs à acheter davantage de micro-transactions.

Les nouvelles stratégies de sur-monétisation

Sur-monétiser un jeu vidéo déjà payant n’a rien de nouveau. Il faut toutefois différencier la monétisation du prolongement de la durée de vie d’un jeu – extensions, downloadable content (DLC) développé après la sortie du jeu, rééditions –, laquelle existe depuis plus de vingt ans, de la multiplication des manières de monétiser un produit dès sa sortie, pratique plus récente. On réservera le terme de « sur-monétisation » à cette seconde réalité, devenue incontournable dans le jeu vidéo à grand budget.

Les éditeurs font en effet preuve d’une grande créativité lorsqu’il s’agit de monnayer l’accès à du contenu après la transaction initiale, alors qu’il était auparavant délivré gratuitement, au cours de la progression. Nous avons vu apparaître ces 10 dernières années : les DLC de sortie ; les cadeaux de pré-commandes ; des parties du jeu exclusives aux éditions spéciales ; des micro-transactions intégrées au jeu ; des monnaies virtuelles pour masquer le coût de ces micro-transactions ; des lootboxes qui empêchent d’accéder directement au contenu désiré ; le season pass, véritable percée conceptuelle opérée par l’industrie, puisqu’il s’agit de monétiser une promesse, voir du vaporware.

On pourrait multiplier les exemples de jeux tentant de transformer leur acheteur en sur-consommateur effréné. Rien que dans l’année écoulée, les éditeurs ont placé dans des lootboxes des skinsOverwatch, Destiny 2 (Activision-Blizzard) –, des personnages alliés – Shadow of War (Monolith Productions, Warner Bros. Interactive) –, des bonus de statistiques – Battlefront 2, Need for Speed Payback (tous deux édités par EA). Toutes ces récompenses faisaient partie intégrante du jeu dans les années 1990-2000. Nous assistons là, à vrai dire, à l’extension d’une sur-monétisation qui avait frappé bien plus tôt les jeux de sport.

Des problèmes de coûts ?

Comment comprendre cet élan de sur-monétisation, du point de vue des éditeurs ? Ceux-ci affirment, par l’intermédiaire de leurs communicants, que les jeux sont « devenus trop chers à fabriquer ». Est-ce là une justification recevable, ou un plan de communication ? Pour le savoir, il convient certainement de consulter ce que les éditeurs présentent aux seuls gens qui comptent réellement : leurs actionnaires.

On trouve d’abord, dans le Proxy Statement and Annual Report 2017 d’EA1, ceci : « Players increasingly purchase our games digitally and engage with the live services associated with our portfolio of games. Our live services engagement model includes microtransactions, downloadable content, subscriptions, esports, among others » (p. 3). La sur-monétisation est donc une source de revenus en croissance, surtout auprès des joueurs consoles – Xbox One et PS4 représentent 75 % des revenus nets d’EA (p. 85).

Nous apprenons par ailleurs que les coûts de production engagés par EA atteignent $1298 millions, tandis que leurs revenus nets s’élèvent à $4845 millions (p. 23), décomposés en deux ensembles : les « revenus de produits » (ventes de jeux) représentant $2640 millions, et les « revenus de services » (sur-monétisation), qui représentent quant à eux $2205 millions (p. 32-33). Nous pouvons donc oublier l’idée selon laquelle les « jeux vidéo seraient trop cher à fabriquer » : la vente de jeux, rapportée à leur coût de production, offre à EA un revenu net de $1342 millions.

On constate par contre que l’entreprise dépense des sommes gigantesques en frais de fonctionnement : $2323 millions – plus que les revenus générés par la vente de jeux. Bien plus que le coût de production des jeux, c’est ce point-là qui interpelle dans le bilan financier de l’entreprise. Pourquoi une telle somme ? Le détail n’en est pas donné. Au final, l’entreprise a dégagé $967 millions de profits au cours de l’année fiscale 2017 (p. 23), résultat qu’on peut qualifier de performant.

Il y a donc bien un véritable problème de coûts chez les grands éditeurs du jeu vidéo. Mais, contrairement à ce que clament leurs communicants, ce n’est pas la production des jeux vidéo qui coûte trop cher. C’est l’entretien de structures entrepreneuriales devenues gigantesques et irrationnelles. Tel Microsoft dans les années 2000, les éditeurs de jeux vidéo sont aujourd’hui des corporations-hydres, polycéphales et multinationales, qui multiplient les divisions souvent inutiles ou déficitaires, chacune ne sachant trop ce que font les autres. Cette situation conduit Microsoft à enchaîner les restructurations depuis quelques années, afin de ramener ses coûts de fonctionnement à un niveau raisonnable2.

Un modèle de développement fragilisé par une perte de confiance

EA est encore une entreprise rentable et en croissance qui n’est pas confrontée aux pertes qu’endure Microsoft. Elle préfère donc poursuivre le développement de ses recettes par la sur-monétisation plutôt que de se soucier de ses coûts de fonctionnement. Cette stratégie de développement a toutefois été récemment remise en cause par les joueurs et la presse, jusqu’à aboutir au retrait de la sur-monétisation de Battlefront 2, le 17 novembre 2017. La vigilance accrue des consommateurs et critiques contre la sur-monétisation a visé d’autres titres d’EA : Need for Speed Payback s’est également retrouvé sous le feu des critiques, et c’est désormais au tour d’UFC 3 et de Fifa 18 d’être dénoncés. Toute cette mauvaise presse a fait dévisser l’action d’EA en bourse de 12 %.

On ne peut que penser qu’adviendra un jour où ces récriminations seront suivies d’effets : un décrochage de la demande pour les jeux sur-monétisés, une désaffection des consommateurs. Alors EA ne pourra plus fuir son problème fondamental : l’expansion non-durable de ses coûts de fonctionnement.

2 Après une restructuration en 2015 qui a coûté leur emploi à 18000 personnes, Microsoft a annoncé l’été dernier qu’il se séparait à nouveau de 5000 collaborateurs. Au total, depuis 2014, c’est plus de 30000 postes qui ont été supprimés dans le groupe.

Mort ou renaissance du RTS ?

Mort ou renaissance du RTS ?

Le genre du jeu de stratégie en temps réel (STR, ou RTS) a été notablement prolifique pendant l’année 2017. En avril, Relic Entertainment présentait le troisième volet de la série Warhammer 40000 : Dawn of War, et reçut un accueil bienveillant mais mitigé. En août, Blizzard rendait disponible StarCraft: Remastered, un Starcraft: Brood War aux graphismes et sons révisés. Le retour annoncé de Brood War dans l’actualité avait déjà convaincu en 2016 AfreecaTV de financer un nouveau grand tournoi coréen, l’Afreeca StarLeague. Enfin, cet automne, les studios Pocketwatch Games (avec Tooth and Tail) et Ironhide Game Studio (avec Iron Marines) explorent de nouvelles approches du genre.

Affirmer que les RTS étaient des reliques du passé est devenu un lieu commun dans le courant des années 2000 et 2010. Genre roi des années 1990, aux côtés des jeux d’aventure, des jeux de combat et des Doom-likes, le RTS semblait ne plus résonner avec le public contemporain. Jugé difficile d’accès, mécaniquement trop exigent, stressant, trop complexe, il a été largement détrôné par un concurrent plus accessible et né en son sein, le Multiplayer Online Battle Arena (MOBA). Pendant les 7 ans qui nous séparent de la date de sortie de Starcraft 2, peu de RTS traditionnels (mêlant la macro-gestion de bases et la micro-gestion d’armées sur une carte délimitée) ont été mis sur le marché. Grey Goo (Petroglyph Games, 2015) fait figure d’exception notable, mais paraît bien isolé parmi les très nombreux MOBA ou autres jeux tactiques de micro-gestion, tel que Battlefleet Gothic: Armada (Tindalos Interactive, 2016). Dans le même temps, Starcraft 2 voyait sa position d’e-sport de référence s’effriter rapidement au profit de Counter Strike: GO, League of Legends et Dota 2, ce qui contraignit la Kespa, institution centrale de l’e-sport coréen, à fermer en 2016 le tournoi StarCraft Proleague, plus ancien tournoi d’e-sport à rayonnement mondial.

Prospérité des jeux de niche

Au regard de ce contexte ambivalent, l’année 2017 pourrait être interprétée comme une péripétie dans l’histoire longue d’un genre à la dérive. Nous pourrions toutefois rappeler quelques précédents qui montrent que les consensus autour de la fin d’un genre peuvent s’avérer être des effets d’optique dus à un mélange des échelles, dans le contexte d’une industrie si jeune qu’elle semble parfois avoir des difficultés à évaluer les potentialités de ses marchés. En effet, qu’est-ce qu’un succès dans la première industrie du divertissement qu’est le jeu vidéo ? Est-ce que tout jeu doit atteindre le nombre de joueurs de Dota 2 pour être qualifié de réussite ? Doit-il continuer de générer des revenus dix ans après sa sortie, grâce à des micro-transactions et des lootboxes, pour avoir réussi ? Ou est-ce que le dégagement d’un bénéfice net, ou retour sur investissement, opéré par un jeu jugé supérieur à la moyenne par ses joueurs et la critique, est un indicateur suffisant pour annoncer qu’un jeu a réussi ?

Si la vitalité d’un genre s’évalue à la capacité de ses membres à générer un retour sur investissement, alors la diversification des publics qu’on observe depuis la dématérialisation du jeu vidéo devrait amener à relativiser le concept de « fin d’un genre ». Avec la démocratisation de Steam et la naissance de nouveaux canaux de publicité (YouTube, Twitter, streamers, entre autres) on constate en effet que les genres niches peuvent désormais rencontrer un public bien plus vaste que dans les années 1990. En additionnant les petits publics d’un grand nombre de pays et en utilisant Steam comme pivot, des genres comme les Visual Novels ont pu construire une réussite commerciale qui a surpris nombre d’observateurs. De même, les simulateurs de travail, les « simulateurs de marche », les jeux d’aventure, n’auraient vraisemblablement pas pu prospérer sans les avantages conférés par l’économie dématérialisée et ubiquitaire de Steam. La fluidité du marché du jeu vidéo induite par Steam a permis à des genres considérés comme faillis, « morts », ou invendables, de rencontrer des demandes éparses et, ainsi, de se construire une réussite insoupçonnée.

Cette logique économique, qui a profité à des genres niches, peut-elle permettre au RTS d’opérer un retour sur la scène vidéoludique ? C’est peu probable, car un RTS traditionnel demande un temps et des ressources de développement importants. Un RTS ne saurait sortir sur le marché sans une campagne robuste (qui était, à vrai dire, le cœur des RTS des années 1990, et la seule manière d’expérimenter le genre pour beaucoup de joueurs). Il ne saurait non plus sortir sans un travail d’équilibrage, en amont, des factions et des unités, ainsi que sans des mécaniques fondamentales au moins aussi élégantes qu’un Warcraft 3 (étalon ayant déjà 15 ans). Force est de constater que le genre du RTS n’est pas le plus réaliste à développer pour un studio indépendant aux ressources limitées. Son retour sur investissement est d’autant plus incertain que ses coûts minimums sont élevés, et que son public semble en décomposition. Pourquoi prendre un tel risque, lorsqu’on doit nécessairement réussir son projet sous peine de fermer le studio ? Restent donc les grandes entreprises, capables de prendre des risques du fait de leur trésorerie extensive.

Échelles des échecs et réussites

Pourtant, la prise de risque a déjà récemment été récompensée. Certains genres, jugés « morts » par les investisseurs, ont pu apporter des succès inattendus. Le cas de Bravely Default est en cela exemplaire, parce qu’il a amené Square Enix a communiquer sur le ressenti de sa direction et à mettre à nu leurs erreurs commerciales. Mis face à une réussite mondiale inattendue du titre, M. Matsuda, président de Square Enix, expliqua que « parce que nous avons séparé les cadres de développement selon les régions du monde, nous n’avons pas été capables de voir jusqu’à présent que les joueurs de JRPG existaient en dehors du Japon »1. En effet, Square Enix avait décidé, environ 10 ans auparavant, de réserver la vente de JRPG au marché japonais. Ce genre, pourtant très populaire en Europe et aux États-Unis pendant les années 1990, avait été, dans le courant des années 2000, jugé invendable par les experts de Square Enix, sans que l’on comprenne réellement ce qui motivait cette décision. Les publics occidentaux de JRPG n’arrêtèrent pourtant jamais d’exister et se rabattirent, qui sur le retro-gaming, qui sur les RPG occidentaux, qui sur les MMORPG, tout en cultivant l’espoir de revoir un jour un nouveau Chrono Trigger, ou un véritable Final Fantasy.

La fracture entre Square Enix et ses publics est d’autant plus fantaisiste que des signaux de bonne santé du marché occidental avaient été envoyés peu de temps avant leur désinvestissement : Dragon Quest 8 (2004) s’était par exemple vendu très honorablement aux États-Unis. Cette crise de l’offre, alors que la demande existait et que l’argent ne demandait qu’à être moissonné, montre qu’il est tout à fait envisageable, dans l’industrie des jeux vidéo, de voir un genre péricliter non pas parce que ses publics disparaissent, mais parce que les producteurs s’avèrent incapables d’identifier correctement les attentes du marché et décrètent un jour une stratégie inadaptée.

Quantifier le public des RTS ?

Il est très difficile de rassembler un corpus suffisant de données pour affirmer que le genre du RTS se trouverait dans ce cas spécifique de sous-dimensionnement de l’offre. Afin de pouvoir trancher si l’hypothèse d’une demande inassouvie était juste, il faudrait avoir accès à tous les chiffres de ventes des RTS des dix dernières années, consolidés par leur nombre de joueurs pendant les plusieurs mois suivant leur sortie. Or, pour la plupart des titres, nous n’avons accès à ces informations que par http://steamcharts.com/ et https://steamspy.com/, outils intéressants mais qui peuvent ignorer la partie hors-Steam des ventes et s’avérer peu précis. De plus, certaines compagnies n’utilisent pas du tout Steam et sont très avares en informations : impossible de savoir précisément combien de StarCraft: Remastered Blizzard a vendu, par exemple. Toute tentative de description des dynamiques de ce marché serait donc nécessairement en déphasage avec sa réalité.

Cette limite étant posée, on peut tout de même noter quelques traits saillants du marché des RTS, d’après les données parcellaires disponibles. Tout d’abord, un public de spécialistes d’environ 300.000 acheteurs se dégage. Même les RTS les plus médiocres (Dawn of War 3) , les plus étonnants (Offworld Trading Company) ou les plus obscurs (Grey Goo) arrivent à se hisser à ce nombre de ventes. Il faut comprendre ce public assez resserré de 300.000 personnes comme un ensemble de joueurs prêts à explorer d’autres titres que ceux produits par Blizzard. Ils sont à distinguer des hardcores gamers du RTS, rivés à Starcraft 1 ou 2 et ne ressentant pas le besoin d’aller essayer d’autres RTS. Ce public mobile adhère à l’expérience du genre en général, et en cela constitue le réservoir de consommateurs que peut espérer accrocher un RTS triple A.

Si une entreprise peut compter sur 300.000 copies vendues coûtant 60 dollars, et sachant que ce prix contient environ 20 % de taxes et 30 % conservé par le distributeur (politique de Steam ainsi que de la plupart des revendeurs américains) elle ne génère donc qu’une recette de 9 millions de dollars. Dans un environnement où le moindre jeu de haute qualité demande plusieurs dizaines de millions de dollars pour être produit, on peut s’interroger fortement sur la taille du trou financier laissé par les RTS récents dans la trésorerie de leur producteur.

Conclusion

Se lancer dans la production d’un RTS tels qu’on les connaît aujourd’hui semble donc relever de l’aventure financière pour des studios plus fragiles que les plus grands vaisseaux de l’industrie. L’avenir du RTS pourrait se décliner en deux ensembles : les productions Blizzard, hegemon du marché, d’une part, et des productions de faible amplitude pouvant facilement opérer un retour sur investissement, d’autre part. La sortie récente de deux petits RTS offrant des expériences très condensées (Iron Marines sur mobile et Tooth and Tail sur PC) pourrait être le signe avant coureur de la voie prise par le genre RTS. Des expériences réduites mais efficaces faites pour un public limité mais désireux de jouer, régulièrement, à un nouveau RTS.

Cet article était né de l’espoir que la « mort » du RTS ne soit qu’un mythe et que les données le contredisent. Je dois toutefois, après analyse, me ranger à l’avis général : on observe effectivement pour ce genre un rétrécissement à la fois de la demande et de l’offre depuis 15 ans qui ne semble pas près de s’inverser. La réussite des titres Blizzard ne doit pas faire oublier que le vide s’est fait autour d’eux et que tous les autres RTS ont du mal à effectuer un retour sur investissement. Certes, le RTS ne disparaîtra pas, mais l’avenir du genre se situe certainement dans un rabattement de ses ambitions. On peut avancer que les RTS non-Blizzard subiront dans les années prochaines une mutation profonde en empruntant la voie des jeux de niche : des expériences condensées, aux objectifs et boucles de gameplay limités, mais satisfaisantes.

1 Interview de M. Yosuke Matsuda menée par le site Nikkei Trendy (31 mars 2014) : http://trendy.nikkeibp.co.jp/article/special/20140328/1056236/?P=9 ; traduite en Anglais par Sato pour le site Siliconerahttp://www.siliconera.com/2014/03/31/bravely-defaults-success-west-making-square-enix-rethink-jrpgs/

Compendium #1 : Pokémon – De l’art des objectifs différenciés

Compendium #1 : Pokémon – De l’art des objectifs différenciés

Cet article est un format expérimental. J’ai essayé ici de produire un texte qui maintienne l’esprit de ce blog (une réflexion sur les jeux vidéo qui me semble mériter d’être énoncée), mais en 3500 caractères. Ce format court devrait me permettre de publier des remarques qui ne méritaient pas un véritable article, tout en me proposant un défi d’écriture (réussir à faire passer une idée en quelques mots).


Chausser ses baskets, prendre son premier Pokémon, et partir. Mais partir vers où et pour quoi faire ? Dès 1995, l’incitation au voyage dans la série Pokémon a été structurée par deux principes moteurs indépendants. Le joueur avance de ville en ville, vient à bout des huit champions d’arène, puis défie les membres du Conseil des Quatre et ravit sa place au Maître Pokémon. Mais rien ne le contraint à finir cette quête. Au seuil du plateau Indigo, il peut très bien décider de flâner, de faire marche arrière et de rentrer dans le processus laborieux mais gratifiant de compléter son Pokédex. Sa patience sera sanctionnée par un diplôme, remis par l’équipe de Game Freak et qui est en lui-même une fin de jeu.

Mais alors, où se situe la fin de Pokémon ? Au Panthéon ou à Céladopole ? En divers lieux à vrai dire, et en encore plus de lieux dans les générations les plus récentes. Depuis la génération 6 (X, Y, Rubis Oméga, Saphir Alpha), les développeurs ont mis à disposition des joueurs un arsenal d’outils destinés aux éleveurs et aux compétiteurs. Il est assez facile depuis lors, si on en a la patience, d’entraîner une équipe de pokémons aux statistiques parfaites, de produire des pokémons chromatiques, ou d’aller défier les joueurs du monde entier sur Internet. La Pokémon Company semble avoir eu à cœur de se réapproprier des objectifs divergents inventés par les joueurs eux-mêmes, quinze ans plus tôt. En faisant cas de ces manières alternatives de jouer à Pokémon, ils les ont légitimés en tant que pratiques courantes, les ajoutant aux deux objectifs officiels et premiers de cette licence.

Le joueur a donc la possibilité de tendre son expérience vers différents objectifs, dont un seul lui est imposé pour progresser dans l’histoire (l’obtention de badges). Ce n’est certes pas le seul jeu à laisser au joueur la possibilité de choisir entre différentes expériences entrelacées : les jeux à monde ouvert, comme les Elder Scrolls, les Grand Theft Auto, la plupart des jeux Ubisoft récents et d’autres, poussent cette logique jusqu’à son terme en lâchant le joueur dans un espace peuplé d’objectifs ponctuels et de séries de quêtes indépendantes. L’originalité de Pokémon réside dans le fait qu’il dirige implicitement les choix apparemment libres du joueur. Celui-ci fait des choix, mais au sein d’une narration et d’un cheminement linéaires, tandis qu’un joueur d’Elder Scrolls peut très bien ignorer la quête principale que les designers lui proposent et se rendre dans un autre village cueillir des fleurs ou tuer des vaches.

Peut-être que le surplus de liberté n’est pas nécessairement un gage de qualité pour l’expérience ludique du joueur. Un bac à sable trop peu normé par la narration et le level design peut ressembler, de prime abord, à une promesse d’interactivité sans limite pour le joueur. Toutefois, celui-ci peut s’avérer incapable de hiérarchiser et de s’approprier les objectifs proposés et se mettre alors à tourner en rond et à s’ennuyer. Au contraire, Pokémon opte pour une expérience à la fois dirigée et souple, où le joueur est guidé dans ses choix.

En cherchant un équilibre entre l’enfermement et la liberté, Pokémon peut produire une expérience plaisante parce que le joueur est maintenu dans la croyance qu’il produit ses propres objectifs – ce qui augmente sa satisfaction lorsqu’il les poursuit et les remplit – tout en n’étant pas confronté au travers des jeux à monde ouvert : l’ennui et le désœuvrement face à des tâches, certes nombreuses, mais qui semblent trop dispersées, répétitives et vides de sens.

L’automne des Military Shooters ?

L’automne des Military Shooters ?

L’année 2016 a été marquée par deux paris réussis dans le genre du First Person Shooter (FPS) : Overwatch (Blizzard Entertainment) et Doom (id Software). Différents dans leur approche, ces deux titres ont toutefois en commun de revitaliser le genre en le reconstruisant à partir des idées fondamentales qui avaient fait sa gloire dans les années 1990. Overwatch, à bien des titres, peut être considéré comme une hybridation de Quake 3 Arena (id Software, 1999), pour son gameplay rapide et nerveux, de Team Fortress 2 (Valve, 2007) pour sa structuration en objectifs et de Dota (actuellement détenu par Valve, 2003) pour la distribution des personnages et le système de progression. Mais Doom (2016) s’abreuve à un gameplay encore plus ancien, que l’on pouvait croire révolu : le FPS labyrinthique des années 1990.

Les éditeurs semblaient considérer ce marché comme enterré, et préféraient publier des « Military Shooters » qui se caractérisent par une répétition des innovations apportées par Call of Duty (Activision, 2003) et Halo (Bungie, 2001), ainsi que par un certain conservatisme. Le Military Shooter est devenu, au cours des années 2000, la grande vache à lait de l’industrie du FPS : chaque année, le consommateur a droit à une nouvelle mouture de Call of Duty ou de Medal of Honor (dernier opus en 2012). Depuis les années 2010, la série Battlefield a également beaucoup emprunté aux boucles de gameplay des Military Shooters, jusqu’à rendre son expérience quasiment interchangeable avec celle d’un Call of Duty. Prenant ce contexte à contre-courant, Doom a prouvé qu’une modernisation des principes du FPS antérieurs à l’an 2000 était non seulement possible, mais encore qu’elle apportait une expérience de jeu supérieure aux opus affadis servis chaque année par les grandes licences.

Des Military Shooters innovants pour répondre à l’usure des Doom-likes (années 2000)

Au début des années 2000, un nouveau type de FPS a vu le jour. Il répondait à deux impératifs de l’époque : proposer un FPS agréable à jouer sur console et répondre à l’essoufflement du genre, dû à la multiplication des clones de Doom (1993) maladroits. Il s’agissait donc de s’implanter dans un nouveau marché, ouvert par l’amélioration des capacités 3D des consoles, tout en proposant des innovations radicales afin de se distancier du modèle de Doom, jugé dépassé.

Les trois jeux qui ouvrent cette nouvelle ère du FPS vont définir les caractéristiques nouvelles du genre, encore copiées aujourd’hui. Parmi ces innovations, la plus flagrante est la scénarisation du FPS par des artifices non-interactifs toujours plus nombreux. Les cinématiques se multiplient, jusqu’à devenir une partie intégrante du gameplay. La plupart des cinématiques des Military Shooters sont en effet jouées alors que le joueur est toujours capable d’agir. Si il conserve ses capacités de mouvement, c’est dans un cadre limité, le jeu l’invitant à regarder les personnages non-joueurs dialoguer, ou des explosions se produire. Au terme de cette cinématique intégrée, le passage à la scène suivante s’opère généralement par l’ouverture d’une porte jusqu’ici condamnée. Certains jeux (comme Medal of Honor : Warfighter, 2012) vont jusqu’à tuer arbitrairement le joueur si il essaye d’explorer hors du cadre imposé par la cinématique intégrée. Le gameplay n’est donc plus le cœur de l’expérience : le Military Shooter se pense avant tout comme un film hollywoodien interactif.

Cet enfermement du joueur dans un cadre dirigiste reconfigurent des éléments centraux du gameplay, comme la taille et la disposition des niveaux. Alors que les FPS des années 1990 invitaient à l’exploration en plaçant le joueur dans des cartes ouvertes, à plusieurs étages et truffées d’objets cachés, les Military Shooters tendent à aligner une suite de couloirs et de salles plates, séparées par des cinématiques. Ce dirigisme était rafraîchissant à son invention et lorsqu’il est correctement réalisé : il permet de rythmer l’action, tout en offrant une expérience plus accessible que la plupart des anciens FPS.

L’accessibilité a été un des grands combats menés par les développeurs pour réconcilier le FPS avec le marché de la console. Les anciens FPS étaient relativement difficiles, car ils contraignaient le joueur à explorer le niveau pour récupérer des munitions, de la vie et des armes, ce qui l’amenait au contact des monstres de manière relativement organique. Les monstres ne se ruaient pas vers le joueur parce que le scénario en avait décidé ainsi, mais parce que le joueur explorait activement le niveau. Pour rompre avec cette difficulté d’accès, les Military Shooters doublent leur structure dirigiste d’aides au joueur. Halo popularise, par exemple, le soin automatique : plutôt que de devoir trouver des médikits, le joueur récupère lentement de la vie en se cachant. Originellement conçu pour palier à la faible adaptation des manettes au FPS, cet élément de gameplay se répand à nombre de FPS PC, et même à des Third Person Shooters (TPS) comme la série des Uncharted (premier opus en 2007). La régénération automatique est si usitée qu’elle aboutit parfois à une négation de la difficulté, comme dans Battlefield 1 (2016) où les niveaux en avion sont quasiment impossibles à rater, car la régénération soigne plus rapidement que la totalité des dégâts infligés par les ennemis.

La multiplication des Military Shooters a entraîné une reproduction de ces innovations sans qu’une réflexion soit menée sur leur bon usage. Elles étaient reproduite car les premiers titres les ayant introduites s’étaient bien vendues. Toutefois ce qui apparaissait il y a dix ans comme des nouveautés est désormais décrié comme particulièrement ennuyeux. La non-interactivité, la facilité exacerbée, les niveaux couloirs, mais aussi un système de tir sans aucun effet de recul ni poids ressenti de l’arme, sont devenus, pour une part croissante du public des FPS, des tares irrémissibles. Les Military Shooters connaissent ainsi un déclin rapide dans leurs ventes depuis le début des années 2010.

La lassitude du consommateur face aux Military Shooters (années 2010)

En 2012, Call of Duty : Black Ops 2 obtient un succès en demi-teinte, annonciateur des années à venir. Il écoule 29,46 millions de copies toutes plate-formes confondues, chiffre inférieur à celui des deux opus précédents : Modern Warfare 3 (2011) avait vendu 30.92 millions de copies, dont 14.8 sur Xbox 360, tandis que Black Ops (2010) avait plafonné à 30,93 millions de copies. Ce premier léger fléchissement se transforma en affaissement constant à mesure que la licence Call of Duty reconduisait des jeux de piètre qualité. Les studios de développement sont en effet astreints à un rythme soutenu : chacun a deux ans entre chaque sortie des Call of Duty dont il a la charge. A partir de 2011, un troisième (Sledgehammer Games) s’ajoute aux deux studios historiques (Infinity Ward et Treyarch), afin de détendre les cycles de développement à trois ans. Malgré cet aménagement, les studios continuent de peiner à offrir aux joueurs des opus satisfaisants, comme le montre le lent affaissement de leurs ventes :

Le graphique inédit ici produit présente les ventes des jeux Call of Duty sur 11 ans, pour les trois grands types de plate-forme. La série s’adresse avant tout à un public de joueurs console, le marché du PC n’ayant jamais dépassé le pic marginal de 2011 (1,72 millions de copies). Parmi ce public console, on peut distinguer deux tendances différentes : les joueurs PlayStation sont moins nombreux mais plus résilients que les joueurs Xbox, plus nombreux mais moins fidèles. A partir de 2012, la série enclenche un affaissement lent mais constant, précipité par l’échec des opus « dans l’espace » de 2014 et 2016. Si la marque « Black Ops » permet à l’opus de 2015 de résister, il est néanmoins un succès légèrement moindre que Ghosts (2013), pourtant décrié à l’époque comme médiocre, car trop traditionaliste et manquant d’innovations. En vendant moins d’unités que les jeux de 2007 et 2008, Infinite Warfare (2016) met Activision face aux contradictions de sa série : l’innovation importante du titre était censée redonner du souffle à la série ; au contraire, le changement a aliéné des fans fidèles soucieux de retrouver la même expérience chaque année.

Les Call of Duty d’après 2012 semblent en effet être des funambules à la recherche d’un équilibre entre tradition (toujours majoritaire) et innovation. La série est placée face à un dilemme commercial : ses ventes, si elles baissent, restent élevées, car la réserve de fans désirant rejouer au même jeu chaque hiver est stable. Notre graphique tend par ailleurs à montrer que les joueurs les plus traditionalistes de Call of Duty jouent sur PlayStation : les ventes sur ces machines reculent en temps d’innovation (2014 et 2016), et, au contraire, sont celles qui augmentent le plus en période de retour aux sources (Black Ops 3, 2015).

Cette communauté, peu encline au changement, se place en porte-à-faux avec les joueurs occasionnels, plus sensibles à l’innovation, dont des franges quittent la série chaque année. Cet équilibre fragile entre deux types de consommateurs est apparu en pleine lumière à la sortie d’Infinite Warfare. De 2012 à 2015, la baisse des ventes peut être attribuée aux joueurs occasionnels lassés. L’opus de 2016 a quant à lui provoqué une levée de boucliers chez les joueurs traditionalistes, a cause de ses trop nombreuses innovations. Le jeu a, dès son trailer (une des vidéos les plus « dislikées » de l’année), subi une réception négative, qui a rapidement dégénéré en campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux. Ce qui a non seulement conduit le jeu à se vendre très médiocrement (11,16 millions de copies), mais a également poussé Eric Hirshberg, P-DG d’Activision, à reconnaître publiquement l’échec du titre.

Les Military Shooters semblent aujourd’hui pris au piège de leur propre réussite. L’idée, brillante à maints égards, de placer le gameplay à l’arrière-plan au profit d’une mise en scène hollywoodienne a attiré des millions de joueurs fidèles, réguliers et prêts à racheter un jeu au gameplay identique chaque année. Mais ce succès a, paradoxalement, placé les Military Shooters dans un marché de niche. Une grande niche, qui arrive encore à vendre 10 à 15 millions de copies par an, mais une niche tout de même. Ils ne peuvent plus réellement innover, au risque de s’aliéner leur audience fidèle, mais ne peuvent plus non plus rester tout à fait immobiles, au risque de disparaître. On notera par exemple que la série Medal of Honor a été tuée par son très mauvais opus Warfighter (2012), vendu à seulement 2,91 millions d’exemplaires et décrié comme l’exemple de mauvaise application des recettes du genre.

Cette marginalisation commençante des Military Shooters a ouvert un espace pour de nouveaux genres de FPS. La frustration alimentée chez des joueurs avides d’innovation, lassés de rejouer sans cesse au même jeu, a fondé le substrat de la réussite de nouveaux FPS radicalement opposés aux Military Shooters, tels qu’Overwatch ou le nouveau Doom.

La fin de l’hégémonie des Military Shooters (2016)

Nous assistons aujourd’hui à la clôture d’un cycle commercial : après être devenus hégémoniques parmi les FPS, notamment sur le marché des consoles, les ventes des Military Shooters plafonnent et commencent à baisser. S’ouvre une nouvelle époque, marquée par le retour en force de deux types de FPS (les Arenas et les labyrinthes) qui étaient devenus confidentiels dans les années 2000. Ces deux variétés se sont rapidement imposées sur la scène PC, tout en faisant des percées dans la scène console, notamment depuis le succès d’estime de Wolfenstein : the New Order (2014). Face à cette nouvelle concurrence, les Military Shooters vacillent sans s’effondrer. Le marché semble se reconfigurer vers une fin de l’omniprésence de ces FPS, sans aucune autre offre crédible disponible, mais sans pour autant annoncer la disparition des Military Shooters. Ce rééquilibre, qu’on ne peut que saluer comme bénéfique pour le marché du jeu vidéo, est un tournant dans l’histoire commerciale du FPS. Après 5 à 10 ans de variété limitée, le FPS retrouve un éclectisme notable.

Hearthstone : les dessous de l’addiction

Hearthstone : les dessous de l’addiction

En s’emparant du genre du jeu de cartes à collectionner (JCC) en 2014 avec Hearthstone, Blizzard entertainment a réussi le pari risqué de transformer un petit projet porté par deux personnes, dans un genre de niche, en un des plus grands succès vidéoludiques des dernières années. Hearthstone comptait environ 10 millions de comptes régulièrement actifs en 2014, 40 millions à la fin de l’année 2015 et 50 millions après la sortie de l’extension Whispers of the Old Gods. Cette réussite n’était pas acquise. Depuis l’invention du JCC par Richard Garfield (Magic : the Gathering, 1993), les développeurs se sont échinés à en porter les mécaniques sur ordinateur (voire console), avec des succès mitigés. Peu à peu, le JCC sur ordinateur s’était enraciné comme un genre au public limité. Ce constat poussait les développeurs à satisfaire les attentes de ce public fidèle, exigeant et stimulé par la complexité mécanique et le deckbuilding. Les titres antérieurs à Hearthstone ont ainsi mis l’accent sur les tactiques liées au concept de positionnement et ont limité, voire banni, l’aléa, afin de proposer une expérience de jeu réflexive et nécessitant un haut degré de compétence. Might and Magic : Duel of Champions (2012) en est un bon exemple. Ce jeu plonge le joueur dans une structure plus complexe que les JCC physiques les plus difficiles d’accès (tels que Legend of the five rings ou Netrunner) et l’efficacité des cartes jouées dépend autant de leur placement que de leurs capacités intrinsèques.

L’équipe derrière Hearthstone prit le parti de renverser cette perspective. Plutôt que d’offrir aux joueurs des outils pour limiter l’aléa, Hearthstone mise non seulement sur la suppression des mécaniques limitant l’aléa (comme la recherche de cartes dans le deck), mais encore sur un renforcement délibéré de l’aléa dans les mécaniques internes aux cartes. Comme Ben Brode, lead designer de Hearthstone, aime à le répéter, ses choix fondamentaux se fondent sur trois piliers : simplifier les mécaniques pour les rendre accessibles ; ponctuer les parties d’événements aléatoires pour les pimenter et permettre au joueur de « se raconter une histoire » ; polir les feedbacks (rétroactions) visuels et sonores de chaque action afin de la rendre « fun ».

Mais, si cette philosophie explique l’essor rapide de Hearthstone, elle ne nous dit pas grand’chose des raisons qui poussent les joueurs à revenir régulièrement dans le jeu et, ainsi, à maintenir sa population aussi active. Nous pouvons en effet accepter l’idée, même en aimant Hearthstone, que ce jeu offre des mécaniques très inférieures à d’autres JCC du marché. Manque de flexibilité dans le deckbuilding, parties parfois décidées par un jet de dé de Ragnaros ou de Yogg-Saron bien placé, système d’assignation des attaques et positionnement réduits à leur plus simple expression. Alors, comment Hearthstone parvient-il à rendre fidèle une population aussi étendue, alors qu’elle a à disposition des jeux mécaniquement supérieurs ? Nous verrons que, au travers du design accessible défendu par Ben Brode, se déploie une véritable machine à capter l’attention humaine, à créer de petites émotions positives accoutumantes et à réinjecter un désir d’investissement dans le joueur. Une fois dépouillé de ses artifices joyeux, Hearthstone se présente comme une boîte de Skinner évoluée capable de capter et de rendre fidèles les consommateurs en jouant sur des ressorts subconscients. Il s’inscrit alors parfaitement dans le modèle des « logiciels attrapeurs » décrit par Nir Eyal dans Hooked: How to Build Habit-Forming Products.

1. Créer l’habitude : des stratégies d’attraction internes et externes

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S‘insérer dans les habitudes quotidiennes des utilisateurs est devenu un enjeu clairement identifié par les créateurs de logiciels et de contenus divertissants depuis l’avènement des réseaux sociaux (2005). La rapidité du zapping, la recherche de la gratuité et la fluidité des hyperliens font d’Internet un marché de l’attention avant d’être un marché de valeurs. Pour des compagnies comme Youtube (Alphabet), Facebook, Twitch (Amazon), la question première est d’obtenir un capital d’attention humaine afin de le monétiser ultérieurement, par exemple en le vendant à des annonceurs de publicité, ou en créant des synergies entre produits gratuits (Twitch) et payants (Amazon premium). Ce combat pour l’attention des usagers ne se limite pas aux grandes plateformes d’Internet. La saturation du marché du jeu vidéo, notamment mobile, pousse les développeurs à proposer des jeux à l’attractivité profonde. Être gratuit ne suffit plus, il faut s’assurer que les joueurs reviendront jouer le lendemain et ne zapperont pas vers un autre jeu similaire. Pour dégager de la valeur, il faut désormais non seulement être capable de former une grande base de joueurs, mais encore de la fidéliser, afin d’en retirer des profits réguliers et, ainsi, de transformer son jeu en rente. Il faut que le jeu se transforme en habitude quotidienne.

Afin de mettre en œuvre cette stratégie commerciale, les agents économiques ont développé l’idée de « l’habitude comme stratégie », laquelle passe tout d’abord par la présentation au joueur de « triggers » (déclencheurs) internes et externes dont la fonction principale est d’inciter le joueur à revenir plus tard. Les déclencheurs internes son intégrés au cœur du logiciel, tandis que les externes alertent lusager alors qu’il n’est pas en train d’utiliser le logiciel. Afin d’aller à l’essentiel, nous ne parlerons pas des déclencheurs externes, conçus pour pousser les joueurs à se souvenir que le logiciel existe et à y revenir. On notera simplement l’énergie et l’argent dépensés par Blizzard pour investir ses « community managers » dans des réseaux sociaux comme Reddit, aider des youtubeurs en les faisant participer aux campagnes publicitaires, financer des événements (compétitions, événements de sortie d’extension, publicités murales…).

Dans l’histoire des jeux gratuits, les déclencheurs internes ont d’abord été négatifs : ils organisaient la frustration du joueur. Un grand nombre de ces jeux imposent au joueur une limite d’actions quotidiennes, dans un espace ludique où chaque accomplissement prend un nombre d’actions gigantesque. À charge du joueur de mâcher sa frustration dans la patience ou de succomber à l’achat d’avantages qualitatifs (accélération du temps, objets obtenus immédiatement au lieu d’attendre, etc.). Ce format de déclencheurs internes n’est pas commercialement optimal, car il associe l’application à des émotions négatives et rançonne le joueur plus qu’il ne le motive. Les réseaux sociaux bouillonnent ainsi, à intervalle régulier, de dénonciations de ces titres « pay to win », au point de faire de ce terme un stigmate dévalorisant.

Un des piliers du design de Hearthstone est, au contraire, de bannir le sentiment de frustration et de manière générale les émotions négatives, afin que l’empreinte cognitive formée par le jeu chez le joueur ne soit teintée que par des affects agréables. Ses déclencheurs internes sont donc des récompenses disséminées au cours du jeu et suivant des chronologies enchâssées, ce qui génère un engagement de long terme. Chaque jour, le joueur reçoit une « quête » sanctionnée par une récompense virtuelle (de l’or, monnaie d’échange interne du jeu). Chaque semaine, il peut expérimenter un nouveau module de règles (« le bras de fer » ou « tavern brawl ») qui est sanctionné par le don gracieux de cinq cartes aléatoires. À mesure qu’il joue, il reçoit des cadeaux réguliers : nouveaux héros, nouvelles cartes de base, cartes dorées. Toutes les trois victoires, il obtient de l’or. Plus sa collection s’étoffe, plus il est susceptible de revenir pour rentabiliser le temps et l’argent investis dans le jeu. Ces systèmes de progression positifs, pratiqués par tous les jeux gratuits, permettent de fidéliser le joueur par les émotions ; mais Hearthstone ne s’arrête pas là.

Sa spécificité par rapport à d’autres jeux gratuits est d’implanter des déclencheurs internes à l’intérieur même de son équilibrage. La frustration et les émotions négatives sont traquées jusque dans les capacités de deckbuilding des joueurs. Ainsi, Blizzard sanctionne régulièrement des cartes et des combos (combinaisons d’effets) non pas pour leur efficacité, mais parce qu’ils créent des émotions négatives chez l’adversaire. Dans sa conférence « 10 bits of design wisdom », Eric Dodds (ancien directeur du projet Hearthstone) explique que la carte Mind Control était tout à fait équilibrée lorsqu’elle coûtait 8 manas, mais qu’elle a été remontée à 10 manas car elle frustrait l’adversaire. On se souvient également de combos au ratio victoire/défaite équilibré, mais violemment rééquilibrés par Blizzard, pour des raisons émotives, l’exemple le plus spectaculaire étant le combo Grim Patron + Warsong Commander. Ainsi, Blizzard chasse régulièrement les combos sans interaction du paysage d’Hearthstone afin d’en faire un lieu non pas de haute inventivité de deckbuilding ou de haute compétition, mais plutôt un lieu ne diffusant que des affects positifs au joueur, condition pour renforcer sa fidélité au jeu. Mais la qualité des émotions ne suffit pas à fidéliser le joueur ; il faut également le bombarder d’affects positifs à vitesse rapide afin de créer un sentiment continu d’agréable, appelé par les designers l’état de « fun » et par les spécialistes des logiciels attrapeurs « to dazzle », « dazzlement » (l’éblouissement).

2. Éblouir le joueur par des micro-plaisirs issus de micro-actions

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Dans Hearthstone, le joueur n’est pas seulement attiré par des déclencheurs qui renforcent des émotions positives, il est fidélisé par des boucles de gameplay simplifiées, raccourcis et délivrant chacune une rétroaction positive. L’équipe de Blizzard ne traque pas seulement la frustration dans l’équilibrage du jeu, mais l’a bannie de ses règles fondamentales. En « s’interrogeant sur les fondements du genre », Blizzard a cherché à « simplifier » les boucles de gameplay des JCC afin de faire correspondre les temps de l’action du joueur et de la réaction du jeu. Par exemple, le système de ressources d’Hearthstone est une simplification de celui de World of Warcraft : Trading Card Game, projet sur lequel travaillait Ben Brode. Dans WoW : TCG, les cartes de ressources (comparables aux terrains de Magic) produisent certes des points de ressource, mais leur absence peut être remplacée par la transformation d’une carte de sa main en carte de ressource. Cette mécanique de sacrifice permet d’éviter le fameux « mana starve » ou « mana screw » de Magic : le fait de perdre non pas par erreur de jugement, mais parce qu’on n’a pas pioché de terrains. Pendant le prototypage d’Hearthstone, Ben Brode franchit un nouveau pas. Puisqu’il est nécessaire d’obtenir une ressource supplémentaire chaque tour pour s’amuser, pourquoi frustrer le joueur des cartes de sa main en le forçant à les sacrifier ? Il décide d’offrir gratuitement, à chaque tour, le point de ressource supplémentaire, réconciliant ainsi l’affect négatif de l’attente (piocher une ressource) et l’affect positif de l’action (jouer des cartes grâce à ces ressources) en un seul affect positif. Puis, au cours de la partie, l’émotion positive créée par la prise d’action est systématiquement renforcée par des rétroactions positives (sons, animations, etc). Cette stratification de plusieurs affects positifs suite à une seule action du joueur permet de déclencher des réponses physiologiques et cérébrales au-delà de la conscience, de l’ordre du micro-plaisir hormonal.

Tout le design d’Hearthstone consiste à mettre bout à bout ces micro-plaisirs au sein d’une partie, à la fréquence la plus haute possible, afin d’accoutumer le joueur à ces plaisirs. C’est ce que Eric Dodds appelle la mise en lien des « little victories », renforcée par une multiplication de rétroactions agréables. Les actions du joueur sont réduites à leur plus simple appareil (poser une carte sur le champ de bataille, glisser les serviteurs pour attaquer, limiter les cartes à capacités complexes…) car, du point de vue du designer, elles ne sont pas leur propre but. Le but réel des actions du joueur est de déclencher des renforcements positifs qui viennent l’affecter sous la ligne de flottaison de la conscience, exactement comme tirer le bras d’un bandit-manchot. L’enjeu, pour le designer, n’est alors plus de proposer des boucles de gameplay enrichissantes, qui ouvrent des stratégies, ou même innovantes, mais plutôt d’en faire des instruments au service du « Hook » (grappin) qui va créer une habitude compulsive chez le joueur. La notion même de « jeu » s’en trouve quelque peu déstructurée au profit de l’idée d’habitude compulsive.

Mais ces récompenses émotionnelles seraient d’une efficacité limitée si elles se contentaient d’être linéaires et prévisibles. Tout comme on ne s’éblouit pas de voir toujours la même lumière s’allumer lorsqu’on ouvre son frigo, on se lasserait d’entendre la même rétroaction répétée cent fois. L’accoutumance peut mener au désintérêt. Sauf si l’aléa, l’imprévisible, rentre en jeu.

3. Conditionner le joueur par les récompenses variables

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Une fois posée l’idée qu’Hearthstone alterne, le plus rapidement possible, entre actions du joueur et récompenses émotionnelles stratifiées, nous retrouvons à vrai dire des schémas classiques de la psychologie comportementale. À commencer par le conditionnement de Pavlov, qui a mis en évidence les apprentissages subconscients du cerveau par l’association entre une action neutre et un renforcement positif. En délivrant, avec une répétition assumée, des émotions agréables à chaque micro-action du joueur, Hearthstone conditionne le joueur à l’aimer, par un transfert de stimulations classique. L’association « action → agréable » dérive jusqu’à correspondre à l’association « Hearthstone → agréable », car ce logiciel est le cadre neutre initial commun à toutes ces émotions positives. Tout comme Watson parvint à construire chez un enfant une peur des souris en renforçant leur présence neutre par une émotion négative, Hearthstone parvient à construire chez le joueur un plaisir compulsif en renforçant sa propre présence par des émotions positives.

Hearthstone parvient à conditionner son joueur à l’aimer grâce à sa capacité à alterner les récompenses prévisibles et imprévisibles. Les recherches de la psychologie comportementale ont en effet montré que le renforcement positif était d’autant plus puissant qu’il était imprévisible. Le façonnement de Skinner consiste ainsi à construire des comportements attendus chez un animal en associant ses actions à des récompenses. L’apprentissage peut se faire sans aléa : à chaque fois que l’animal actionne un levier, il obtient de la nourriture ; rapidement, l’animal se met à actionner le levier dès qu’il a faim. Mais il peut également être intermittent : l’animal actionne un levier et il n’a que 50 % de chance d’obtenir de la nourriture. Skinner met alors en évidence que, dans le second cas, l’apprentissage est plus lent mais le désir de toucher le levier augmente énormément. L’animal se met non plus à tirer le levier lorsqu’il a faim, mais en permanence, de manière compulsive. La variance du renforcement positif augmente les attitudes addictives du sujet. C’est exactement cette stratégie d’attraction que privilégie Hearthstone, en se faisant une sorte de grande boîte de Skinner très évoluée.

Car, à l’aléa inhérent à tout JCC, qui est déjà une forme de récompense variable, Hearthstone ajoute un aléa savamment distribué au sein même de son gameplay. Tout JCC possède en effet au moins deux types de récompenses variables. D’une part le joueur achète des booster packs qui contiennent des cartes aléatoires et sont autant de possibilités de plaisir, d’autre part il pioche à chaque tour une carte aléatoire de son deck, qui peut devenir une récompense lorsqu’il s’agit d’un « topdeck », c’est-à-dire de la bonne carte au bon moment. Mais l’équipe d’Hearthstone va au-delà de ces deux fondamentaux et développe une stratégie de design qui renforce « l‘histoire produite par les joueurs » en « embrassant le média numérique ». Derrière ces termes se cache l’idée de profiter du fait d’être un JCC sur ordinateur pour créer des interactions difficilement possibles dans un jeu papier et susceptibles de modifier le cours de la partie de manières imprévisibles. Des cartes comme Tinkmaster, Ragnaros, Yogg-Saron, Sylvanas, Dr. Boom, Knife Juggler, Brawl… possèdent des capacités aléatoires susceptibles de créer des histoires mémorables, étonnantes, impressionnantes. La variabilité des cartes est si présente dans le design fondamental d’Hearthstone qu’elle a conduit à la création d’un channel youtube populaire, Trolden, dédié à la recension de suites d’événements aléatoires improbables ou jouissifs.

Cette place centrale de l’aléa dans Hearthstone, parce qu’elle crée une récompense ou une punition variable, ne contribue pas seulement à générer de belles histoires, mais fait aussi du jeu une boîte de Skinner où le joueur ne peut pas anticiper les renforcements positifs (voire négatifs) que son action lui prodiguera. Par exemple, si le joueur invoque un Flame Juggler alors que l’adversaire contrôle un serviteur possédant 1 point de vie, il a 50 % de chance d’obtenir une récompense de faible intensité (Flame Juggler assigne son dégât au héros adverse) et 50 % d’avoir une récompense de forte intensité (Flame Juggler tue le serviteur adverse) en plus des rétroactions positives normales d’entrée en jeu (animation et son). Dans certaines conditions, il peut même offrir une chance de remporter la partie sur un jet de dé (si le héros adverse ne possède plus que 1 point de vie). Cette variance des récompenses, implantée comme mécanique principale de jeu, nous fait penser aux machines à sous des casinos, objets directement dérivés de la boîte de Skinner et qui en possède même les attributs morphologiques (une boîte qui a une chance de servir une récompense quand on tire le levier). Hearthstone comporte les exacts mêmes éléments et structures, derrière un vernis joyeux et engageant.

Conclusion : organiser l’addiction pour exister dans un marché très concurrentiel

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A la lecture de cet article, on pourrait croire que l’auteure porte un jugement de valeur sur la manière dont Blizzard organise l’addiction de ses joueurs à Hearthstone. Ce serait oublier qu’il n’est qu’une analyse factuelle à réintégrer dans un contexte commercial plus large. Si Blizzard applique ces stratégies pour faire rentrer Hearthstone dans les habitudes quotidiennes du joueur, c’est certes parce qu’elles sont efficaces, mais c’est également parce que le marché du jeu mobile est saturé et que l’offre déborde le temps disponible des joueurs. Avec trop de jeux de bonne facture disponibles, il ne suffit plus à un jeu d’être bon et gratuit pour survivre. Il lui faut être un logiciel attrapeur capable de ramener à lui les joueurs, de devenir une partie de leur routine quotidienne et de leur délivrer régulièrement du plaisir. Le jeu dépasse donc son état de divertissement passager pour devenir la petite manie que nous avons tous. Cette nécessité découle directement de la dématérialisation des jeux, de leur distribution par Internet et de leur abondance. La saturation du marché et la compétition incessante des contenus poussent à développer des stratégies pour retenir l’attention des utilisateurs et les fidéliser.

Mais alors, Hearthstone est-il encore un jeu ? Assurément, mais il est aussi plus qu’un jeu. Il est une boîte à conditionner l’esprit humain. Et c’est bien cela qui explique son succès fulgurant, malgré un gameplay inférieur à d’autres jeux du marché, à la fois en complexité et en intérêt objectif. Il ne nous semble pas incongru de noter, à ce propos, qu’Hearthstone nous est offert par la même compagnie qui a produit World of Warcraft, un jeu qui a particulièrement stimulé les recherches en psychologie et en addictologie pour comprendre ses effets puissants d’attraction et de fidélisation sur ses joueurs. Dans cette perspective, Hearthstone s’avère peut-être être le compendium des stratégies addictives explorées 10 ans plus tôt par World of Warcraft.

Civilization : l’humanité européenne

Civilization : l’humanité européenne

Le 21 octobre 2016 est sorti Civilization VI, un jeu de stratégie et de gestion excellent, aux boucles de gameplay bien pensées et addictives. Ce billet n’a pas pour objet de réfléchir aux conditions du succès de cette expérience vidéoludique, ni de la décrire. J’aimerais plutôt aborder, sans le juger, le substrat culturel qui nourrit la représentation de l’humanité dans la série Civilization. La multiplication des factions et des personnages historiques côtoie en effet un gameplay commun à tous, directement inspiré par une vision européenne de la civilisation, dont il est intéressant d’identifier les grands motifs. La représentation du monde portée par Civilization, profondément européenne, est d’autant plus facile à élever en modèle commun à toute l’humanité que ce processus existe et a existé dans le réel. À partir de la première mondialisation des XVIe et XVIIe siècles, l’homogénéisation des imaginaires humains s’est faite au rythme et à l’image des empires les plus puissants, tous issus de la matrice européenne. Depuis l’Espagne sur laquelle le soleil ne se couche jamais jusqu’à l’empire des États-Unis, la pensée issue de la matrice européenne s’est posée en référent de tous les imaginaires humains, venant les métisser et les infléchir plus que les remplacer.

Civilization est l’héritier de ce processus d’élévation de l’imaginaire européen à l’état d’imaginaire humain. Tout comme les humains de Star Trek parlent l’English et ont adopté le code moral et la sensibilité des gentlemen anglais, Civilization propose une vision unifiée de l’humanité teintée par son origine américaine. Car, si l’on réduit la signification de son expérience de jeu à sa substantifique moëlle, on voit que Civilization propose au joueur d’exploiter un environnement stable et abondant afin de progresser vers une mondialisation heureuse tout en disputant l’hégémonie à ses voisins.

Un environnement abondant et éternel

L’environnement de Civilization est un biome rêvé. Les ressources y sont facilement accessibles et leurs filons sont intarissables ; l’enjeu pour les joueurs est donc moins de gérer intelligemment ces ressources que de les préempter le plus vite possible et d’en exploiter un maximum. Si les ressources stratégiques sont limitées, dans le sens où elles ne peuvent satisfaire qu’un nombre limité d’unités (par exemple, une unité de chevaux ne peut être allouée qu’à une unité de cavalerie), elle ne s’épuisent toutefois jamais, sont stables et ne connaissent ni le lessivage, ni l’effondrement, ni la baisse de rendement. L’espace naturel, dans son ensemble, est un espace à conquérir et l’industrialisation n’a aucun effet négatif sur le milieu. La pollution est absente, les dysfonctionnements climatiques n’existent pas, la désertification n’inquiète personne. La nature présentée par Civilization est bien plus celle que les Européens libéraux croyaient (croient toujours ?) pouvoir dominer que ce système fragile, fait d’équilibres multiples et entré en crise, dans lequel nous vivons.

Cet imaginaire d’une nature abondante à exploiter jusqu’à la moëlle est profondément ancré dans la culture européenne et y devient hégémonique au XVIe siècle. Elle trouve sa légitimité, aux yeux des hommes de l’époque, dans la Genèse 1.26 : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ». Puisque la nature a été créée pour les plaisirs humains, alors la question n’est pas de gérer intelligemment la finitude de la biodiversité (pour éviter qu’elle ne s’épuise), mais de l’exploiter le plus massivement possible. Cette vision chrétienne de la nature a accompagné le développement du capitalisme européen dans ses diverses phases, depuis le XIIe siècle, et a empêché à cette culture de penser l’effondrement environnemental.

Il aurait pu ne pas en être ainsi. L’histoire étant faite de contingences, on remarque que, jusqu’au XVe siècle, un second paradigme chrétien de la nature cohabitait avec celui de la Genèse. Dans le premier épître aux Romains, Saint Paul dit : « La créature elle-même sera libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ». Cette phrase a laissé perplexes un grand nombre de théologiens médiévaux et a alimenté leurs débats. Si les cochons, les vaches, les fourmis et les autres animaux peuvent entrer au paradis et siéger à la droite de Dieu, béats de sa lumière, cela ne signifie-t-il pas qu’ils sont dôtés d’une âme ? Mais alors, s’ils possèdent une âme, faut-il baptiser les animaux ? Sont-ils responsables de leurs actes ? Et qu’en est-il des animaux sataniques, alliés de l’Ennemi, comme le dragon ? Le dragon peut-il être sauvé ? Force est de constater qu’à la fin du Moyen Âge, l’idée selon laquelle les animaux sont responsables de leurs actes et pouvaient gagner leur place au paradis était relativement ancrée dans les esprits : certains juges les traduisaient en justice tandis que de nombreux Saints préchaient la bonne parole aux bêtes (à l’image de Saint François d’Assise édifiant les oiseaux). On trouve également des évèques savoyards se résolvant à excommunier la société des rats, après l’échec de pourparlers avec leur souverain (qui n’a même pas daigné se présenter). Cette lecture de Saint Paul était porteuse d’une relation différente à la nature que celle de la Genèse, mais était développée par une minorité d’auteurs médiévaux. L’environnement était alors certes perçu comme une création, mais une création respectable où l’humain possède une place parmi d’autres et doit composer avec les autres habitants légitimes de la sphère terrestre. La première mondialisation du XVIe siècle et l’exploitation systématique des Amériques enterra toutefois définitivement cette seconde voie.

Civilization ne fait pas le choix de cette matrice minoritaire et lui préfère la majoritaire qui sous-tend nos esprits productivistes. Cette nature imaginée comme éternelle et stable permet aux sociétés de tendre vers un progrès linéaire, uniforme et mondialisé.

Du progrès linéaire à la mondialisation heureuse

Bien qu’ils aient fait un effort de complexification avec Civilization VI, les arbres technologiques de ces jeux vidéo, représentant les savoirs acquis par une société, restent extrêmement linéaires. Il n’est pas possible d’atteindre l’administration sans être passé par la roue. Une représentation bien réductrice des capacités d’invention humaines, mais, surtout, encore une fois directement issue de la pensée européenne. Au XIXe siècle, alors que les ethnographes commencent à arpenter les cultures qu’ils jugent« primitives », un historien français, Guizot, propose un schéma explicatif de l’évolution technique humaine. Pour Guizot, le progrès est linéaire et ne connaît qu’une possibilité d’évolution. Les sociétés humaines commencent à l’état de tribus, puis se développent en créant des villages, des villes, des infrastructures, et, enfin, l’État bourgeois européen, pinacle de la civilisation. Guizot envisageait bien qu’il existât d’autres formes plus abouties d’organisation sociale, mais elles tendraient nécessairement à l’amélioration de la condition humaine, dans un modèle résolument optimiste. Le schéma de Guizot, grand professeur de la Sorbonne, fut partagé et repris par la plupart des universités européennes et s’enkysta durablement dans nos esprits. Encore aujourd’hui, le musée du Quai Branly parle de « cultures premières » et d’« arts premiers », alors que les cultures traditionnelles africaines, océaniennes ou amazoniennes ne se sont pas figées à un état primitif. Elles ont adopté des formes en renouvellement constant et adaptées à leurs conditions de vie.

Civilization adopte clairement le schéma de Guizot : non seulement les technologies sont linéaires, de celles jugées les plus « simples » aux plus « complexes » (en oubliant que, par exemple, les sociétés amérindiennes ont inventé l’administration sans avoir inventé la roue…), mais encore, à partir de l’ère industrielle, les villes s’uniformisent sur le modèle européen. Car Civilization voit plus loin que Guizot et intègre les idées de la « mondialisation heureuse » et de la « fin de l’histoire », deux concepts datant des années 1980 et 1990. La mondialisation heureuse pose la prémisse non démontrée que l’augmentation des échanges mondiaux libéralisés et des interconnexions améliorera mécaniquement les conditions de vie de tous les humains connectés. Tandis que la fin de l’histoire prêche que la chute des régimes autoritaires tendra à renforcer les démocraties et le rôle de l’Organisation des Nations Unies (ONU), jusqu’à obtenir une société mondiale, démocratique, heureuse et coopérative, appuyée sur les idéaux libéraux. L’histoire prendra alors fin, car les conflits seront tous gérés au sein de l’ONU, sans besoin de guerre. Ces deux idéologies sont désormais globalement abandonnées, puisque l’histoire a récemment prouvé leur vacuité.

Toutefois, elles sous-tendent clairement tout le gameplay non-belliciste de Civilization. La victoire diplomatique consistant à former un congrès mondial suffisamment mûr pour se doter d’un chef renvoie à la « fin de l’histoire » (c’est d’ailleurs la fin de l’histoire du joueur). La victoire technologique suppose que le progrès ne s’arrêtera jamais de progresser de manière linéaire, jusqu’à ce que les humains soient capables de coloniser l’espace. La victoire culturelle est une représentation, par le gameplay, de l’uniformisation des cultures sous la pression de la mondialisation et des industries culturelles calquées sur celle des Etats-Unis. Laquelle véhicule l’idée que, lorsque chaque peuple aura été américanisé, la paix viendra de l’unification des mœurs (!). Toutes ces conditions de victoire semblent avoir été dérivées du corpus idéologique européen contemporain, et, même, plus précisément, du corpus états-unien, car la théorie de la fin de l’histoire n’a jamais vraiment pénétré la culture européenne, les intellectuels européens la jugeant trop manichéenne. Elles portent des représentations positives de l’humanité (dont on suppose qu’elle puisse sans cesse s’améliorer et trouver une paix mondiale), mais des représentations, à vrai dire, profondément impérialistes. Le constat de la réussite des empires européens, qui ont conquis cinq sixièmes du globe et ont, ensuite, remodelé les cultures à leur image, pousse Civilization à en adopter le corpus idéologique dans son entièreté et à en dériver des lignes de gameplay. Or, cet impérialisme occidental n’a pas été un pique-nique joyeux. Depuis l’extermination des Amérindiens par les Espagnols jusqu’au pilonnage par les Américains des ports japonais pour les forcer à adopter le libre-échange, les empires mondialisés se sont d’abord construits grâce à la violence et aux armes.

Course aux armements et impérialisme militaire

L’armement des nations joue un rôle important dans toute partie de Civilization : une course aux armements multilatérale s’opère pour éviter de se faire envahir, ou, au contraire, menacer les autres joueurs. Cette course contraint à améliorer la technologie de ses unités en permanence, afin de ne pas être laissé en arrière. De prime abord, on pourrait croire que c’est là une réalité historique positive ; après tout, la première guerre mondiale, la seconde et la Guerre froide n’ont-elles pas montré que le monde entier pouvait rentrer dans une spirale de course aux armements ? Ce serait voir l’histoire non seulement sur le très court terme (un siècle) et d’une manière trop schématique. S’il est vrai que la course aux armements est désormais pratiquée par toute nation moderne, il n’en a pas toujours été ainsi et, surtout, on peut dater très précisément la naissance de ce climat militariste.

La course aux armements et la paranoïa militariste trouvent leur source dans deux guerres endémiques européennes médiévales. D’une part la Reconquista, croisade permanente des ibériques chrétiens contre les royaumes musulmans implantés dans la péninsule depuis le VIIIe siècle, d’autre part la guerre dite de Cent Ans, mettant aux prises les différentes composantes du royaume de France et le royaume d’Angleterre. Ces deux guerres endémiques ont accouché de sociétés qui n’étaient plus seulement portées à la guerre, mais structurées par elle, jusqu’à modeler les manières de penser et de se comporter des habitants. Prenons le cas des Français (habitants de l’île-de-France) du XVe siècle, empêtrés dans des guerres civiles sans fin (1400-1407 ; 1411-1435 ; 1445 ; 1468-1477…). Il est frappant de voir que tout bon voyageur français de cette époque, arpentant des pays étrangers, n’est ni touché par les paysages, ni par les coutumes locales, encore moins par les arts ou la nourriture du terroir. Ce qui intéresse les Français, ce sont les capacités de défense du lieu qu’ils visitent. On les voit s’extasier devant l’épaisseur des murailles, la stature des soldats, la qualité des serpentines, l’étroitesse des cols à défendre. Les bombardes deviennent également un des cadeaux diplomatiques les plus prisés entre princes, tandis que l’idéal chevaleresque se décale insensiblement du modèle courtois du XIIe siècle vers un modèle viriliste. Geoffroy de Charny, grand chevalier du XIVe siècle, explique ainsi que piller des villages, brûler de églises et violer les femmes des voisins rapproche du salut chrétien, car c’est là ce que Dieu a décidé qu’un chevalier devait faire. Un peu plus tard, on voit les chevaliers du XVe siècle débattre de l’honneur comparé de se faire décapiter par un boulet de canon ou par une épée. Ils déplorent la mort du comte de Salisbury, en 1429, dont la tête et le casque se trouvent fusionnés par l’impact d’un boulet, lui délivrant ainsi une mort sans gloire.

Mais surtout, cette culture militariste pousse les Français, Espagnols, Anglais et Bourguignons, à sans cesse innover et chercher de nouvelles manières de réduire l’ennemi à un petit tas de chair. L’arme à feu européenne est ainsi utilisée pour la première fois par les Anglais à la bataille de Crécy (1346). Le modèle est récupéré par les autres factions, raffiné, jusqu’à donner des bombardes plus hautes qu’un homme crachant le tonnerre à chaque coup et, à l’autre bout du spectre, de petites couleuvrines portatives capables de transpercer plusieurs hommes en armure (à partir de 1420). En entrant dans d’autres régions, ces cultures rompues à la guerre totale déstabilisent des cultures pratiquant des guerres moins dures, plus ritualisées (Amériques pour les Espagnols, Italie pour les Français). Le topos des Aztèques terrorisés par les canons et les chevaux espagnols est bien connu (XVIe siècle). À cela s’ajoute le fait que les Aztèques avaient une conception rituelle de la « guerre des plumes » : toute personne tombée à terre s’avouait prisonnière. Les Espagnols, au contraire, luttaient jusqu’au dernier souffle et par tous les moyens, sans rechigner à quelque trahison. On connaît généralement moins le choc psychologique terrible subi par les Italiens lorsqu’ils ont vu déferler sur eux des Français gorgés de combativité. Les batteries de canons françaises tranchaient drastiquement avec les guerres plus ponctuelles des Italiens, entre bandes de condottieres interposées. Tranchait également la propension française à tout brûler et piller, sans discernement et sans respect des interdits chrétiens. Face à ces cultures pratiquant une guerre totale, les attaqués devaient s’adapter (Italiens) ou disparaître (Aztèques).

C’est bien par un effet de contamination et de réaction que la plupart des cultures ont dû se soumettre (colonisation) ou s’adapter (Japon, Éthiopie) à la puissance militaire développée par les cultures européennes militaristes. Le contraste est particulièrement frappant lorsqu’on analyse l’armement pratiqué au Japon. Les Japonais ont intégré par deux fois des armes à feu à leur arsenal sans juger utile de les raffiner. La bouche à feu chinoise resta utilisée sporadiquement au Japon jusqu’au XVIIe siècle, sans qu’il ne soit jugé utile de l’améliorer. Puis, avec l’introduction des armes à feu européennes par les Portugais, les daimyo japonais intégrèrent ces mousquets à leurs troupes et effectuèrent un transfert technologique (des artisans japonais apprirent leurs techniques de fabrication). Toutefois, de 1600 à 1850, encore une fois, l’art des armes à feu stagna au Japon. Ce n’est pas que les Japonais fussent incapables d’en développer de meilleures, c’est bien qu’ils n’en ressentaient pas le besoin. Dans les cultures faites de fiefs très dispersés, où l’équilibre des forces est sans cesse renégocié, par la guerre, la parole ou le mariage, l’art de la guerre n’est qu’une composante de la diplomatie parmi d’autres. Il ne s’agit pas de détruire l’adversaire, mais de l’inciter, par la violence, à se rendre à ses arguments. Dominique Barthélémy, qui a théorisé ce type de relations sociales, l’appelle le « milieu visqueux de la féodalité », car toute action suscite des réactions d’autres agents, jusqu’au retour à un équilibre de forces stable. Dans ces conditions, l’idée d’atomiser son adversaire, de le réduire en poussière, ne fait pas sens. Car l’adversaire est bien plus un partenaire diplomatique qu’un ennemi mortel. Ainsi, ce n’est que sous la pression des Britanniques et, surtout, des États-Unis, au milieu du XIXe siècle, que les Japonais furent forcés de refonder leurs rapports sociaux (ère Meïji) afin de résister à la pression et d’entrer dans une course aux armements très rapide, jusqu’à créer une armée à l’européenne et vaincre les Russes au début du XXe siècle.

De tout cela, il faut retenir l’idée que la course aux armements et la volonté de rayer toute une nation de la carte n’est en rien implantée dans la nature humaine. C’est un produit récent de notre histoire, qui naît il y a environ six cents ans en Europe et n’a achevé sa globalisation qu’au XXe siècle. Toutefois, Civilization, pour des raisons de gameplay (qui voudrait jouer à un jeu de stratégie où les unités militaires stagneraient ?), préfère essentialiser l’idée de la course aux armements et la présente comme un élément consubstantiel du genre humain.

Conclusion : l’imaginaire européen au fondement du gameplay de Civilization

Civilization a le mérite d’avoir réussi à synthétiser une matrice culturelle dans des boucles de gameplay. Voilà une ambition bien difficile à atteindre que de transformer les idéologies d’un peuple en expériences de jeu. En nous présentant des nations conquérant un environnement abondant, à couteaux tirés entre elles, mais parvenant parfois à dépasser leurs différences pour tendre vers une mondialisation heureuse, Civilization capture toutes les lignes de force de la pensée européenne du XXe siècle. Et ce jusqu’à l’essentialisation des cultures, chère aux empires coloniaux du premier XXe siècle, perçues comme ayant des caractéristiques immanentes traversant les époques (les bonus de faction). Reprocher un tel positionnement à Civilization serait quelque peu déplacé ; je le constate, et me réjouis plutôt de voir qu’il est possible de produire un bon jeu à partir de prémisses idéologiques façonnés par l’histoire.

Animal Crossing : le temps long retrouvé

Animal Crossing : le temps long retrouvé

Alors que l’ambition première d’Animal Forest (Dōbutsu no Mori, 2001/2002) était d’utiliser l’horloge interne de la Nintendo 64DD comme principe central de gameplay, la critique d’Animal Crossing : New Leaf (3DS, 2012/2013) par jeuxvideo.com pose son rapport au temps comme un défaut du jeu : « on peut trouver quelques défauts à cet Animal Crossing : New Leaf qui ne révolutionne par exemple en rien une formule vieille de presque 10 ans, qui nécessite toujours l’usage fastidieux des codes amis pour jouer sur Internet ou qui n’est guère jouable plus d’une heure par jour» C’est dire que l’idée de séances de jeu cycliques et quotidiennes n’est pas une expérience originale volontaire, mais un stigmate subi que les designers n’auraient pas réglé depuis “presque 10 ans“. Parce qu’il rejette la temporalité dans un coin, en une phrase, le critique de jeuxvideo.com n’est pas capable de saisir ce qui fait l’unité de l’expérience d’Animal Crossing.

Quel sentiment, quel souvenir, quel goût Animal Crossing construit-il dans notre esprit ? Quelle émotion difficilement descriptible porte cette expérience reforgée patiemment pendant dix ans ? À ceci il ne répond jamais, aveuglé par la division de l’expérience en petits blocs quantifiables (qualité des graphismes, nombre d’objets, dynamiques sociales des PNJ, nouveautés…). Ne voyant pas l’épine dorsale du jeu que constitue la temporalité, la critique nous décrit chaque organe du corps d’Animal Crossing sans nous rendre visible le lien temporel qui leur donne un sens. Face à cette critique rendue absurde par la dissection, il est nécessaire d’entreprendre une critique globale de cette série de jeux en s’attachant au fil principal de gameplay : le temps.

Le temps comme brique de gameplay

Dans Animal Crossing, la création d’un cadre spatiotemporel est la première mise en action du joueur. Il est en effet invité à choisir la topographie de son village ainsi que la date et heure qui permettent de créer le cycle temporel qui soutiendra toute son expérience. Tous les évènements qui modifient l’espace et lui donnent un caractère vivant dépendent effectivement de l’avancée du temps : la ronde des saisons fait progressivement changer la végétation et le climat, les arbres prennent plusieurs jours pour pousser et produire des fruits, les PNJ ont des chances de déménager suivant leur temps passé dans le village, les grandes fêtes occidentales (nouvel an, Noël, Halloween, Pâques…) se déroulent à leur réelle date… Absolument tout est conçu pour que l’horloge interne crée la motivation première de jeu. On constate alors que le cours du temps est ici utilisée comme un élément de gameplay qui détermine l’expérience de jeu de manière quantitative.

Quantitative, car l’exploitation des ressources de la carte ne peut pas être continue. L’expérience de jeu est nécessairement discontinue, faite de sessions d’environ une heure par jour, puisque des ressources comme les fossiles ou les fruits prennent un ou plusieurs jours pour se régénérer. Cette discontinuité est donc l’effet d’une décision volontaire de game design de ne pas nous rendre abondantes les ressources, mais plutôt de nous motiver à revenir plus tard. Il est très intéressant de voir que cette construction simple de gameplay a des impacts extérieurs au jeu, puisqu’elle a tendance à construire notre temps de jeu et participe de notre agenda quotidien. Le joueur peut alors se ménager un moment Animal Crossing régulier, générant un rythme de jeu original et nécessairement discontinu.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que cette discontinuité ne crée pas, ou peu, de frustration. Parce qu’il n’y a pas de moyen d’accélérer la production de ressources ou de créer de l’abondance, c’est la satisfaction du travail accompli qui transparaît plutôt que la frustration de ne pas pouvoir jouer davantage. La finitude des ressources combinée à l’assurance de les retrouver le lendemain place le joueur dans une routine laborieuse mais gratifiante où à chaque jour suffit sa peine. L’expérience est alors perçue comme complète bien qu’elle ne dure qu’une heure par jour et le joueur peut se satisfaire d’avancer tranquillement vers un objectif de long terme (comme agrandir sa maison, remplir le musée, économiser un million de clochettes, etc.).

Le temps est donc bien le lien qui maintient ensemble toute l’expérience d’Animal Crossing et la rend particulière. Il s’agit de la brique de gameplay principale qui donne du sens à toutes les autres actions et qui construit non pas de nombreuses petites expériences d’une heure, mais plutôt une longue expérience pluriquotidienne discontinue. Le joueur est invité à se fixer des objectifs de long terme qui rendent le travail quotidien agréable. Animal Crossing invite donc le joueur à s’approprier le temps long en élaborant des projets qui donnent un sens aux activités de court terme.

Se réapproprier le temps long

La société qui nous entoure avance à un rythme frénétique. L’information s’accumule à chaque seconde ; les vidéos YouTube, faisant entre cinq et dix minutes en moyenne, se consomment à la chaîne ; notre journée est minutée depuis le lever jusqu’au coucher ; les films et émissions de télévision adoptent une narration si effrénée qu’ils nous bombardent de séquences de moins d’une minute. L’ensemble des activités quotidiennes va de plus en plus vite, les entreprises n’ont d’objectifs qu’à trois mois (benchmarks). Le sens du temps se dissout car nous ne prenons plus le temps de planifier, de réfléchir au futur ; il n’existe plus de grande vision ontologique de long terme.

Le jeu vidéo suit cette évolution dans de nombreux secteurs. Les jeux mobiles freemium sont un bel exemple du temps très court glorifié. Ces jeux limitent la capacité d’action du joueur par le temps : il faut attendre pour jouir du jeu (que ce soit par un farming inintéressant ou par une incapacité à interagir pendant un temps défini) ou bien payer pour progresser plus vite. Le temps long est donc assigné à la frustration de ne pouvoir rien faire d’autre qu’attendre tandis que le temps court de l’action est associé à la jouissance. Le temps est ici une ressource négative : on ne jouit du jeu qu’en achetant un raccourcissement du temps d’attente. Ce rapport perverti à la temporalité fabrique la frustration du plaisir inaccessible. Il est symptomatique d’une industrie qui construit, à plus large échelle, un rapport au temps binaire : l’attente frustrante du consommateur est tout d’abord produite par les teasers, les leaks volontaires, les cadeaux de précommande, le hype artificiel. Tout ceci mène ensuite à la jouissance de l’achat, moment ultra-court qui est une fin en soi puisque le jeu est souvent décevant par rapport à son hype. Ainsi des jeux comme Watch Dogs ou Destiny provoquent moins de jouissance dans leur temps de jeu que dans le moment d’achat qui clôt le temps d’attente frustrante. Cette construction marketing insidieuse a pour but, évidemment, de forcer l’achat compulsif au premier jour de vente. Elle installe cependant dans l’habitus des joueurs une mise en sentiment du temps pervertie : le temps long est perçu comme contraignant, le temps court est vu comme libérateur.

C’est parce qu’Animal Crossing prend ce modèle à contre-pied que son expérience est unique dans le paysage vidéoludique. Ce jeu renverse en effet cette construction en assignant un sens fort au temps long (les objectifs d’augmenter sa maison, de construire des bâtiments dans le village, de remplir les collections du musée…) tandis que le temps court s’organise à l’échelle de micro-activités. Sont ainsi articulés des petits plaisirs du temps court (réussir à pêcher un poisson, discuter avec un PNJ, écouter Kéké chanter, etc.) avec un bonheur du temps long (remplir les objectifs que l’on s’est fixés). Plutôt que de frustrer le joueur pour augmenter le plaisir périodiquement, Animal Crossing parvient à diffuser le plaisir à toutes les échelles temporelles en associant, d’une part, de l’exploration, du farming et des mini-jeux et d’autre part des objectifs de long terme. Le joueur maîtrise donc à la fois la planification presque politique de sa partie et la réalisation de ce plan par les activités quotidiennes.

En cela, Animal Crossing nous permet de nous réapproprier un temps long rendu absurde par l’effervescence de notre société et de l’industrie du jeu vidéo. Plutôt que de courir de solde Steam en solde Steam et de multiplier les micro-transactions pour lutter contre la frustration, pourquoi ne pas plutôt nous arrêter un instant et reconstruire, sereinement, un lien apaisé et maîtrisé au temps.

La tranquille expérience

Comment qualifier l’expérience globale d’Animal Crossing ? Nous avons posé que la temporalité du jeu construit une expérience discontinue mais complète ainsi qu’une satisfaction du temps long retrouvé. Mais qu’est-ce que cette maîtrise et organisation du long terme par le gameplay transmet au joueur ?

Parce que l’autonomie d’action du joueur se déploie à toutes les échelles temporelles, l’expérience de jeu est traversée d’une confiance en l’avenir portée par une activité sereine. Dans Animal Crossing, on sait où l’on va et on y va tranquillement, doucement, par petits pas tous signifiants. Alors que le jeu aurait pu voir son sens se diluer sous la multiplication des mini-activités, celles-ci sont structurées par le temps long et permettent au joueur d’expérimenter une sérénité cohérente et globale. La tranquilité dégagée par Animal Crossing provient, certes, de ses graphismes mignons, de ses dialogues sympathiques, de sa musique reposante. Mais tous ces éléments viennent renforcer la structure globale de la temporalité ludifiée. Le caractère cyclique du temps évapore toute incertitude face à l’avenir. Ne reste que la certitude que nos projets vont se dérouler comme on le souhaite, que, par le travail, on matérialise dans le réel notre volonté. En cela, Animal Crossing est un jeu qui transmet la foi dans le progrès puisque le temps long est perçu comme intégralement maîtrisable et capable d’être structuré par le temps court. Tous les facteurs de la construction de l’avenir sont ainsi maîtrisés, ce qui organise un optimisme structurel transmis au joueur par l’expérience de jeu.

Jouer à Animal Crossing, c’est donc embrasser le futur d’un optimisme tranquille. C’est donner du sens à son activité quotidienne et à son travail, c’est projeter son moi dans des projets et les voir, invariablement, se réaliser dans la réalité du jeu. Le joueur est alors acteur au sens fort du terme : il agit sur le monde, mais surtout, il agit sur le temps, le plie à son agenda et donne du sens à ce temps qui, amoral et aveugle, nous force à avancer vers la fin.

La synesthésie dans le gameplay

La synesthésie dans le gameplay

Alors ministre de la culture, Frédéric Mitterrand considère que le jeu vidéo s’est progressivement inscrit au carrefour de disciplines créatives aussi vastes que variées, du graphisme au cinéma, de la programmation à l’histoire, tout en passant par l’architecture et la photographie.” Cette définition agglomérante de l’esthétique vidéoludique est intéressante car elle illustre ce qui peut sauter aux yeux d’un non-joueur : le jeu vidéo semble, vu de l’extérieur, être un ensemble d’esthétiques empilées (graphismes, musiques, architecture des niveaux, mise en scène, dialogues…) qui, bon an mal an, cohabitent sans s’articuler.

C’est toutefois ignorer le coeur de ce qui fait le jeu vidéo : le gameplay et la dimension interactive. Or, parce qu’il est l’organe qui ordonne toutes les autres esthétiques et génère l’identification, le gameplay devrait être le principal objet d’étude quand on parle d’esthétique du jeu vidéo. A vrai dire, on peut même se demander si le gameplay peut être défini par la rencontre et la mise en cohérence des esthétiques.

Tout jeu vidéo pratique la synesthésie

Qu’est-ce que le terme anglais gameplay désigne précisément ? Concaténation des mots game (jeu) et play (expérience de jouer), le gameplay est l’expérience vécue par le joueur au contact de la jouabilité. Il peut être mis en rapport avec la capacité du jeu à créer une identification, et donc à générer l’illusion d’immersion par la mobilisation des sens. Concrètement, le gameplay se construit en deux temps. Le joueur est d’abord investi par la nécessité d’interagir pour mettre en mouvement le jeu. Cette interaction est enregistrée par les contrôles, c’est à dire l’ensemble des règles qui régissent, dans le code, la gestion des entrées. Ces contrôles ayant été traités, des feedbacks sont émis vers le joueur qui lui donnent une sensation d’agency. Ces feedbacks peuvent être visuels (sprites qui se déplacent), auditifs (sons ou musique évolutifs), tactiles (vibrations). Le gameplay est donc un aller-retour de stimuli entre le joueur et la machine, et on peut alors poser l’équation : contrôles + feedbacks = gameplay.

Il faut ici noter que, même dans son déroulement le plus simple, le gameplay mobilise toujours plusieurs sens de manière concomitante. Ainsi, dans Pong, lorsque nous manipulons le potentiomètre de la manette, notre corps enregistre une sensation tactile et mécanique, tandis que, au même moment, notre oeil capte un feedback visuel : celui du mouvement de notre rectangle-personnage. Ces deux sensations non seulement se déploient en même temps, mais sont analysées par le joueur comme une chaîne de causes et d’effets : on tourne le potentiomètre donc la palette bouge. Elles s’enrichissent alors l’une l’autre d’un sens supérieur : celui de la liberté de mouvement, de l’emprise de l’homme sur son environnement, de la prise en main de son propre destin (celui de perdre ou de gagner). C’est pourquoi on peut parler d’une synesthésie du gameplay qui se retrouve dans absolument tout jeu vidéo et participe de leur définition.

Terme composé de “syn-” (avec, ensemble) et “esthétique” (expérience véhiculée par les sens), la synesthésie désigne une expérience qui est véhiculée par l’association de plusieurs sens plutôt qu’un seul. Pour qu’il y aie synesthésie, il ne suffit pas d’avoir deux moyens esthétiques juxtaposés, comme, par exemple, un film qui cumule musique et image. Il est nécessaire que la mobilisation commune de ces sens crée une expérience supérieure a la somme de leurs expériences particulières. C’est à dire que, pour rester dans la formulation mathématique (qui a le mérite d’être plus claire qu’une longue phrase) : synesthésie > esthétique 1 + esthétique 2. Si on considère l’exemple du cinéma, la juxtaposition dans un blockbuster de musique de Hans Zimmer et d’une scène d’action n’est pas synesthétique, car ces deux esthétiques semblent cohabiter sans s’unir, chacune poursuivant ses propres buts. Au contraire, on pourrait soutenir que l’utilisation de la musique dans le film Il buono, il brutto, il cattivo de Sergio Leone, parce qu’elle s’associe harmonieusement avec les plans et soutient leur esthétique, crée une expérience synesthétique chez le spectateur supérieure aux deux expériences que seraient l’écoute de la musique seule ou la vision du film sans musique.

La reprise de l’étude du gameplay au regard de la synesthésie semble alors révéler une idée fondamentale : la synesthésie est inhérente au jeu vidéo. La vision du personnage qui se meut est en effet toujours augmentée du sens que c’est le sujet qui le fait bouger, qui s’investit dans ce personnage par le toucher, qui procède à une identification constante. Le jeu vidéo peut donc être compris comme une synesthésie à deux degrés : toucher + vision = agency. Et ceci semble se confirmer pour tout jeu dont les contrôles ne sont pas cassés ou saccadés et donc dont le gameplay est satisfaisant.

La transformation des esthétiques en art par le gameplay

A partir de là, on ne peut plus décemment considérer le jeu vidéo comme un agrégat d’esthétiques diverses. Il devient évident que le gameplay, parce qu’il est la source synesthétique du jeu vidéo, doit être placé au centre de la réflexion. Les questions qui viennent à l’esprit sont alors : est-ce que le gameplay peut mobiliser plus de deux sens ? Mais surtout, est-ce que cette synesthésie peut tant charger de sens les différentes esthétiques qu’elle aboutisse à l’émergence d’une esthétique artistique unifiée ?

Pour réfléchir à ces questions, considérons le jeu Rez (Dreamcast, PS2, 2001). Pris séparément du reste, son gameplay est un shoot them up 3D assez classique, vu à la troisième personne. La particularité de Rez est que les contrôles ne génèrent pas seulement systématiquement des feedbacks visuels (personnage en mouvement) mais également des feedbacks auditifs. Le joueur est en effet invité à construire la musique du jeu par l’interaction avec les ennemis et le niveau. Le joueur, par les contrôles, produit ainsi deux esthétiques : l’une visuelle et l’autre auditive, qui sont à la fois concomitantes et complémentaires. Il y a donc production d’expériences sensibles associées qui, mises ensemble, ne forment plus qu’une esthétique supérieure. On peut ici parler de synesthésie à trois degrés : sont mobilisés le toucher (manipulation de la manette), le visuel (mouvement du personnage, ciblage des ennemis, mouvement du niveau) et l’auditif (musique générée intégralement par l’action du joueur). Cette synesthésie contrôlée par le joueur crée un sentiment fort qui peut confiner à l’idée esthétique ou, du moins, dépasser l’expérience d’une synesthésie à deux degrés.

Nous sommes ici en présence de l’utilisation raisonnée d’un outil artistique. Puisque la synesthésie a la capacité d’augmenter la densité de sens de plusieurs esthétiques, elle peut aller jusqu’à générer une idée esthétique si cette densité dépasse un certain seuil. Cet outil, bien utilisé, est une voie pour le jeu vidéo de transmission artistique. On voit alors, par l’exemple de Rez, que le jeu vidéo peut tendre à mettre en ordre des esthétiques éparses (musique, graphismes, etc.) par le gameplay synesthétique. Le gameplay synesthétique est donc l’ossature qui assigne à chaque esthétique sa place et son importance, chacune étant mise au service d’une esthétique plus grande qu’elles. Evidemment, ceci ne peut s’observer que dans une poignée de jeux qui ont pris le parti de mettre le gameplay et la synesthésie au centre du processus de création. A contrario, un jeu comme Assassin’s Creed Unity (PS4, XBOX one, PC, 2014) est un bon exemple de juxtaposition d’esthétiques qui ne s’associent jamais. La musique est utilisée, comme dans un blockbuster, pour qualifier la séquence sans en découler. Les contrôles sont limités à une manipulation basique du personnage (combat à 1 bouton). Les graphismes sont de qualité dans l’objectif d’être jugés séparément du reste, comme un critère d’achat. Aucun de ces éléments n’a d’emprise sur les autres et aucune association esthétique ne se produit.

Force est alors de constater que, si la synesthésie est un outil puissant de production artistique dans le jeu vidéo, car elle augmente le sens de ses esthétiques, elle n’est que peu employée (et jamais dans les grandes productions dites AAA).

L’impossibilité à dire la synesthésie dans les critiques de jeux vidéo

Le concept de synesthésie, alors qu’il n’est pas complexe, n’apparaît jamais dans le catalogue des idées des critiques de jeux vidéo. Ceci est dû à la structure même de ces critiques. Se considérant plutôt comme des “testeurs”, et donc un guide d’achat pour consommateurs, les journalistes-critiques ont organisé un système de notation par critères pour qualifier les jeux vidéo. Cette notation a l’effet pervers d’exploser et de segmenter les esthétiques. Comment serait-il possible que des testeurs qui doivent remplir, comme des entités aliénées entre elles, les cases “graphisme”, “musique”, “gameplay“, soient sensibles à l’articulation de ces éléments ? Parce que leur méthode découpe et isole ces esthétiques et dirige (voire détermine) la teneur de leur expérience face au jeu, il est tout à fait improbable que les testeurs perçoivent une synesthésie lorsqu’elle existe.

Peut-être serait-il temps que les jeux ne soient plus critiqués selon la méthode des sèche-linges, mais plutôt selon celle du cinéma ou de la littérature. Il est en effet étrange de vouloir dresser une liste de critères quantifiables et dits objectifs pour qualifier un objet culturel qui a une cohérence interne. L’expérience face aux oeuvres de l’esprit n’est pas la somme des expériences de ses composantes, mais est unique et cohérente. Par définition, une oeuvre de l’esprit ne peut pas être consommée comme un cheeseburger et n’a pas de but utile comme un outil.

La notation a par ailleurs l’effet pervers de valoriser l’agréable sur l’artistique. Afin d’avoir un critère à noter, les testeurs se posent en effet la question du divertissement apporté par le gameplay, les musiques, les graphismes (est-ce qu’on passe un moment sympathique ?) bien plus que celle de leur densité esthétique et de leur articulation pour générer une esthétique lourde de sens. Il y a donc un vide critique quasiment total qui entrave, par répercussion, l’émergence de jeux vidéo artistiquement valables. Les créateurs qui ont besoin d’un retour sur investissement et sont soumis à l’oeil froid et quantificateur de Metacritic ne peuvent pas prendre le risque d’avoir une mauvaise note. De plus, le fait même qu’ils savent qu’ils sont notés par critères les poussent à fabriquer les esthétiques de manière cloisonnée : la musique est construite à part du gameplay, lui-même construit à part des graphismes, pour maximiser la qualité intrinsèque de chacun. Cette méthode de production empêche toute émergence d’art vidéoludique, puisque l’outil d’articulation des esthétiques autour du gameplay est exclu du processus de production.

Il apparaît donc nécessaire, pour qui voudrait stimuler le jeu vidéo dans la voie de l’art et de la densité esthétique, de fonder une critique globale opposée à la critique segmentante actuelle.

Conclusion

La synesthésie apparaît comme un des éléments constitutifs de l’expérience vidéoludique. Si elle est présente dans tous les jeux vidéo sous la forme toucher + vision = agency, ce n’est que lorsque les créateurs s’en saisissent comme d’un outil artistique qu’elle peut amener le jeu vidéo à exprimer une idée esthétique. Il s’agit donc d’un outil esthétique puissant, mais peu exploité, notamment parce que la critique et les créateurs sont enfermés dans une définition de l’esthétique vidéoludique comme d’un ensemble de critères plutôt que comme d’une expérience cohérente. Il serait pourtant fécond de voir se développer l’idée que la musique n’est pas là pour accompagner l’expérience mais peut être organisée, manipulée, maîtrisée par le gameplay et former avec lui une puissante synesthésie.

Ludique et artistique : une contradiction ?

Ludique et artistique : une contradiction ?

Dans un article du 16 avril 2010 intitulé “Les jeux vidéo ne seront jamais un art“, le critique américain Roger Erbert évoque deux idées importantes, sans les formuler formellement, qui, selon lui, retiennent le jeu vidéo de devenir “un medium artistique”. Il pose d’abord, avec une grande justesse, l’erreur profonde de définition de son interlocutrice qui défend les jeux vidéo comme “art”. Sa définition repose sur celle, médiocre, de Wikipedia, qui confond l’agréable et l’art. Roger Erbert développe alors sa propre définition de l’art qui s’articule autour d’un dépassement de la pensée d’Aristote et qui l’amène à une phrase quasi-kantienne, mais non-aboutie : “mon idée est que l’art se construit à mesure qu’il améliore ou altère la nature grâce au passage de ce que l’on peut appeler l’âme de l’artiste, ou vision.” C’est accepter la définition décrite dans mon article précédent qui pose que l’art est une transformation du réel par le créateur afin de donner l’intuition d’idées esthétiques qui dépassent la matière de l’oeuvre (c’est ce que Roger Erbert nomme “amélioration de la nature”). Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui est sa deuxième critique : la question de l’interactivité et de la vocation ludique des jeux vidéo. A la fin de son article, Roger Erbert se demande si la revendication des joueurs à faire entrer les jeux vidéo dans les arts n’est pas qu’un moyen de légitimation de leur pratique, face à une société qui les méprise. Il affirme alors qu’il vaut mieux jouer sans se soucier du reste, car c’est là la vocation du jeu vidéo : s’amuser par l’interaction avec la machine.

L’interactivité est-elle une limite à l’expression esthétique ?

Cette position est extrêmement intéressante car elle soulève une limite de la mise en art des jeux vidéo : leur vocation ludique, réalisée par l’entrée d’inputs, poursuit un but diamétralement opposé à celui d’une oeuvre d’art, qui est de transmettre une idée par la sensibilité. On note d’ailleurs que tous les media artistiques reconnus comme tels procèdent non pas par l’action mais par la contemplation : que ce soit au cinéma, en peinture, en musique ou en littérature, le public est avant tout récepteur de la charge esthétique et n’est en position d’acteur que de manière marginale. Le public se fait certes acteur par l’interprétation critique et l’imagination personnelle, mais ce n’est que dans un second temps. A contrario le jeu vidéo met en position d’acteur tous ceux qui se saisissent de la manette, depuis son écran titre qui demande d’appuyer sur start jusqu’au dernier input qui sanctionne la fin de l’expérience vidéoludique, par le game over ou la complétion du jeu. Il y a donc une différence fondamentale de moyens entre le jeu vidéo tel qu’il existe aujourd’hui et les différentes activités qui produisent régulièrement des œuvres d’art.

Mais alors, l’interaction ne peut-elle produire que de l’amusement ? Et comment le produit-elle ? Pour comprendre ce second point, il faut bien voir que l’interactivité permet au jeu vidéo d’être un simulateur de libre arbitre et que c’est en cela qu’il procure des sensations agréables et amusantes. On utilise le terme de “libre arbitre”, ici, dans le sens que prête la recherche américaine au terme d’agency, qui n’est jamais qu’une adaptation néo-libérale de l’idée de liberté autonome d’action de Hobbes dans le Léviathan. Les jeux vidéo organisent la liberté d’action du joueur par leurs feedbacks et par la simulation d’une emprise du joueur sur le destin du monde virtuel. La reproduction de la liberté physique dans le jeu vidéo vise à ce que le joueur oublie les règles arbitraires placées par les développeurs. La grande différence entre un bon jeu tel que Metal Gear Solid 3 et un mauvais jeu est ainsi que, dans le premier, le joueur a l’illusion de reproduire la liberté d’action qu’il pourrait exercer sur le monde physique. Dans MGS 3, le joueur-acteur ne se contente pas de tuer des marionnettes de polygones, mais peut les menacer, les intimider, les attraper, les dépouiller, les utiliser comme bouclier, les surprendre, les leurrer, les manipuler. Il peut également évoluer dans l’environnement de nombreuses façons : se cacher, monter aux arbres, se coucher dans l’herbe, courir, aller quasiment où bon lui semble. Toutes ces capacités d’action, prévues par les développeurs, se transforment en une illusion de libre arbitre qui procure une sensation de bien être et d’amusement. Et c’est bien l’interactivité déployée dans toutes les directions qui permet la construction de cette liberté vidéoludique. On constate d’ailleurs que la frustration de joueurs chevronnés provient souvent des limitations arbitraires de liberté d’action, ainsi que l’explique parfaitement Totalbiscuit dans sa vidéo Modern Military Shooters in a nutshell.

Ainsi, il paraît certain que l’interactivité est le moyen principal de construction de la densité ludique des jeux vidéo. Elle vise donc l’amusement et l’agréable, ce qui est bien différent de la vocation artistique. En cela, Roger Erbert touche un point véridique pour la plupart des jeux vidéo et récuse parfaitement son interlocutrice qui est dans la confusion des termes. Il ne faut cependant pas ici confondre les moyens et les buts : a priori, ce n’est pas parce qu’on constate que l’interactivité construit le ludique qu’elle est exclusive au ludique. Si l’interactivité est le moyen du ludique dans les jeux vidéo, est-il possible de la voir devenir le moyen de leur charge esthétique ?

L’identification, outil esthétique puissant

Pour répondre à cette question, il faut développer le concept d’embodiment qui a été intégré à la réflexion sur les jeux vidéo par les game studies. Hérité de la psychologie cognitive, cette théorie considère que l’esprit est étroitement lié au corps et est même façonné par lui. Dans les jeux vidéo, elle permet d’expliquer les effets de personnification du joueur à son avatar. Il ne faut pas la saisir comme une “projection de l’esprit dans l’avatar, nouveau corps”, car le corps et l’esprit ne peuvent être dissociés et sont, dans cette théorie, imbriqués. Il faut plutôt saisir que les signaux extérieurs qui construisent notre réalité sont traités par le cerveau de la même manière qu’ils soient physiques ou virtuels. Par exemple, si un oiseau passe devant votre œil, l’image qu’il imprime sur votre rétine et que le cerveau transforme en concept “oiseau” n’est pas une représentation parfaite du réel mais est la brique élémentaire qui construit votre réalité interprétée par votre esprit. Vous ne voyez donc pas cet oiseau dans sa matérialité, mais vous voyez une image qui le représente. Ainsi, toute perception est construite par le sujet et est donc subjective ; c’est l’intuition originelle de Descartes qui a été approfondie par Kant puis Henri Poincaré. A partir de là, que l’image d’oiseau soit issue de chair, de pixels ou de polygones, le cerveau le traite de la même manière : il obtient l’étiquette oiseau, avec la distinction évidente : cet oiseau-ci est physique, celui-là est virtuel. L’embodiment dans le jeu vidéo est donc l’identification par notre cerveau d’un environnement dont il traite les signaux comme s’il s’agissait de ceux du monde physique, c’est pourquoi je parlerai d’identification. Ce n’est donc pas que l’esprit se projette dans l’avatar, mais bien que l’esprit transforme l’environnement virtuel en réalité. Ce n’est pas nous qui allons au jeu, c’est le jeu qui s’impose à nous par l’envoi de signaux qui sont traités par le cerveau avec les mêmes outils que lorsqu’il traite le monde physique. L’esprit identifie ces pixels comme “champignon”, “sol”, “ciel”, “moi”, etc., ce qui suffit à créer l’immersion, grâce à la confusion des traitements cognitifs entre signaux virtuels et physiques.

Ceci étant posé, on s’aperçoit que l’identification dans les jeux vidéo est celle qui permet la plus grande mobilisation des sens. L’identification n’est en effet possible que par la présence concomitante de signaux visuels (les graphismes), auditifs (le son) et tactiles (la manette). On note ici que, parce que l’on n’a pas les mêmes attentes entre un film et un jeu vidéo, l’identification ne suit pas le même processus : alors qu’il est tout à fait acceptable qu’un film ne soit pas interactif, il est tout à fait frustrant qu’un jeu vidéo ne le soit pas. On accepte donc de s’identifier à un film sans interaction, car cela ne fait pas parti du contrat filmique, mais pas à un jeu vidéo sans input, puisqu’il ne remplit pas cette attente du contrat ludique. Ainsi l’identification dans le jeu vidéo mobilise plus de sens que celle dans le cinéma, qui en mobilise déjà plus que l’identification littéraire, uniquement visuelle. Mais ce qu’ajoute l’identification vidéoludique d’essentiel est l‘identification du moi à un avatar grâce à la prise en compte de la liberté d’action. L’esprit distingue en effet l’image de son propre corps de celle du reste du monde par le fait qu’il peut la bouger volontairement. Puisque les jeux vidéo permettent, par l’interactivité, de bouger un avatar, l’identification avatar = mon corps est bien plus aisée que dans le cinéma ou la littérature. Cela ne dresse pas de hiérarchie entre ces processus d’identification, mais montre simplement que l’interactivité crée une identification nouvelle qui doit être utilisée par le créateur.

L’identification est en effet à la base des méthodes de production esthétique justement parce qu’elle est mobilisatrice de sens. Puisque l’art consiste à transmettre une idée par la sensibilité, l’implication des sens est nécessaire dans la production artistique. Et on comprend, au terme de ce développement, que l’identification est un outil esthétique puissant puisqu’elle rend disponible les sens à la réception d’une idée.

La promesse esthétique du jeu vidéo

Mais est-ce que cet outil a déjà été utilisé dans le jeu vidéo dans le but de créer une oeuvre à forte densité esthétique, et donc une oeuvre d’art ? Car il n’est pas tout de démontrer que l’interactivité peut être au service de l’esthétique grâce à l’identification, encore faut-il savoir si ce moyen a été utilisé dans le but de faire art. On peut facilement trouver des exemples d’identification forte ayant pour but non pas l’artistique mais la peur. Amnesia est par exemple une réussite dans le domaine de la mobilisation des sens et de l’identification du corps du joueur à un avatar faible, vulnérable et en danger permanent, ce qui produit de la peur. On a vu qu’il y avait de nombreux exemples d’identification à but ludique. L’identification à but érotique est également convenablement représentée dans le jeu vidéo. En ce qui concerne l’identification à but artistique, force est de constater qu’elle est la plupart du temps incomplète, pas portée à son terme ou absente. Ceci ne signifie pas une incapacité des jeux vidéo à faire art, mais plutôt une maladresse dans leur utilisation de l’identification et du gameplay. Tous les outils sont cependant présents, et quelques jeux ont des moments esthétiques denses qui touchent du doigt l’artistique.

L’identification artistique dans les jeux vidéo sonne donc aujourd’hui comme un horizon et une promesse, un possible en phase d’exploration, car le medium est jeune. L’interactivité est cependant un moyen de mobilisation des sens unique aux jeux vidéo, et donc leur voie d’accès privilégiée vers l’artistique. Le gameplay doit donc être au cœur de l’analyse esthétique des jeux vidéo et est le moyen d’identification le plus intéressant parce qu’il leur est spécifique. J’en veux pour preuve l’essai vidéoludique Passage, qui transmet au joueur une charge esthétique incroyablement lourde vis à vis de la simplicité de ses moyens techniques, grâce à l’identification par l’interactivité. Passage est la promesse que, si un jeu vidéo veut se faire art, il doit s’approprier le gameplay comme outil d’expression esthétique et non pas le marginaliser dans les Quick Time Events.

L’art dans les jeux vidéo : un sujet mal posé

L’art dans les jeux vidéo : un sujet mal posé

Avec la multiplication des expositions dédiées aux jeux vidéo, comme à New York ou à la Cité des Sciences en octobre 2013, les médias véhiculent des phrases à l’emporte-pièce et globalement maladroites, telles que : “Et le jeu vidéo devint un art ” (le Parisien). Ceci est l’exemple d’une pensée qui croit qu’il suffit d’entrer dans un musée pour devenir une oeuvre d’art. Les questions des relations entre l’art et les jeux vidéo et de la capacité d’un jeu vidéo à devenir un objet esthétique sont cependant des sujets intéressants et pertinents, qui méritent l’attention. Trop souvent posées dans les termes naïfs : “Le jeu vidéo est-il un art ?”, ces problématiques perdent de leur intensité et ne peuvent pas mener à une réflexion féconde. Il s’agit ici d’essayer de dépasser cette formulation limitée.

Des pratiques culturelles hétérogènes

Il faut tout d’abord poser que le jeu vidéo est une pratique culturelle au sens le plus simple. Il s’agit bien d’une pratique puisque des acteurs dédient une partie de leur temps à se confronter à l’expérience vidéoludique ; le jeu vidéo fait bien partie de cultures humaines puisqu’on ne naît pas naturellement avec un joypad entre les mains mais qu’il procède d’une construction technique d’abord, sociale ensuite. La culture étant l’héritage non-naturel partagé et transmis par un groupe humain qui leur sert de fonds commun pour communiquer, on peut bien parler de pratique culturelle pour les jeux vidéo.

Si l’on change d’échelle pour s’intéresser à la question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité du jeu vidéo en tant que pratique culturelle, on s’aperçoit rapidement qu’aujourd’hui il n’est plus possible de considérer le jeu vidéo comme une pratique unique. D’abord parce que ses publics et supports ont été démultipliés ces dernières années. Quoi de commun, en effet, entre les expériences d’un cadre supérieur qui joue à Candy Crush dans le métro, d’un acteur qui se nomme lui-même “hardcore gamer” sur Street Fighter 2 ou d’un joueur de Call of Duty ? Nous sommes donc face à des pratiques culturelles variées : les jeux vidéo ne peuvent se concevoir qu’au pluriel.

L’art ne provient pas de supports ou de sujets dédiés

Du fait de cette variété des pratiques, des produits, des publics, il est tout à fait impossible que “le jeu vidéo” soit entièrement et essentiellement “un art”. Mais ceci est vrai d’absolument toutes les pratiques culturelles : le livre, par exemple, n’est pas un art en soi. L’acte de relier des feuilles imprimées de phrases ne constitue en effet pas un moyen systématique de production d’art. Et la variété des livres, qui vont du manuel de cuisine à l’essai philosophique en passant par des romans de qualités inégales, ne permettent pas de dire que “le livre est un art”.

Au XIXe siècle, Baudelaire a d’abord montré que le matériau poétique ne pouvait pas se limiter aux sujets pastoraux traditionnels, libérant ainsi la production artistique de ses limites habituelles. Cette démonstration par la preuve de la variété de l’art a été prolongée par la dérision de Marcel Duchamp, qui a tourné en ridicule le musée comme espace auto-producteur d’art. Ces provocations d’artistes ont contribué à prouver que ce n’est ni le sujet, ni le support, ni le lieu d’exposition qui créent l’oeuvre d’art. Il n’y a ainsi pas de “sujet artistique” : la beauté peut être atteinte autant en parlant de cadavres que de petits oiseaux, et il n’y a pas non plus de “support artistique” : tout support peut être mobilisé par l’artiste pour produire une oeuvre esthétique car ce qui compte n’est pas le matériau mais l’usage qu’en fait le créateur.

Esthétique contre discursif

Si ce n’est ni le sujet, ni le matériau qui discriminent les oeuvres d’art des autres oeuvres, qu’est-ce qui permet de les distinguer ? Si on suit Kant sur ce sujet, et cela semble être une base acceptable pour rester dans la simplicité et avancer, une oeuvre est artistique à partir du moment où elle transmet à son public une “idée esthétique”. En schématisant, cela signifie que le travail de l’artiste augmente les matériaux de sens qui les dépassent et qui ne peuvent pas être exprimés par des concepts renvoyant à la matérialité. Par exemple, un morceau de musique ne peut pas vous figurer “un homme bleu rentrant dans un bar par une petite porte”, mais il peut vous suggérer l’idée du mouvement. L’oeuvre d’art remplit ainsi son but lorsqu’elle transmet à son public une intuition fantôme d’une idée nouvelle que l’on doit ensuite s’efforcer de formuler. La beauté est alors définie comme la capacité à éveiller chez le public une idée esthétique (quelle soit agréable ou non, entendons nous bien qu’une répulsion peut être la manifestation d’une idée esthétique). La critique d’art classique, d’ailleurs, repose sur la recherche des mécanismes qui produisent du beau, c’est à dire qu’elle répond à la question : “comment se fait-il que ce texte-ci provoque une idée esthétique alors que celui-là pas du tout ?”.

Parce que l’idée esthétique passe par la sensibilité et non par le langage, elle est mécaniquement dissoute par le discursif. La compréhension d’un discours organisé se fait en effet par la logique et la raison, qui demandent une certaine mobilisation réflexive. C’est donc parce qu’elles empruntent des chemins de compréhension différents que l’esthétique et le discursif s’annulent l’un l’autre, dans un effet de balancier. Ce constat est subtil et ne doit pas être compris dans le sens d’un vulgaire “si on comprend rien ça veut dire que c’est de l’art”. La compréhension de l’idée esthétique emprunte simplement des chemins différents de la compréhension du discours logique : celui des sens et non de la raison.

Reformuler le problème : quels moments esthétiques dans les jeux vidéo ?

Tout cela conduit à penser que la question “Le jeu vidéo est-il un art ?” est terriblement mal posée.

D’abord parce que la pratique artistique n’a cure du support sur lequel elle s’exerce puisqu’il s’agit d’une méthode de transformation du réel : tout support peut devenir art. Mais surtout, très peu d’oeuvres “sont” art de manières essentielle et totale. Parce que l’artiste est un humain faillible, ses oeuvres sont quasiment toujours inégales et inabouties. Des passages de l’oeuvre peuvent générer une intuition, d’autres tomber à plat, d’autres y arriver imparfaitement. Les oeuvres portent, à vrai dire, une certaine densité de moments esthétiques, c’est à dire de passages qui éveillent une intuition chez le public, et c’est à partir d’une densité forte que l’on reconnaît le terme d’art à une oeuvre. A la vue de tout cela, on peut admettre qu’il est vraisemblable qu’un jeu vidéo puisse, à un moment de son déroulement, atteindre une charge esthétique par ses moyens propres.

Or, Le jeu vidéo offre la particularité de proposer un nouveau rapport à la sensibilité : le gameplay, lié au toucher, et qui n’est pas exclusif de l’ouïe et de la vue, également mobilisés. Il s’agit donc d’un support a priori intéressant pour le travail artistique, puisqu’il mobilise un sens quasiment absent de l’art habituel. On peut penser que ceci permet de nouvelles formes esthétiques, un nouveau rapport à ce qu’est l’art, sans préjuger de son exploitation effective dans les jeux existants. Cette première idée ouvre un chemin de recherche et l’ambition est justement de vérifier, par l’analyse, si des jeux vidéo ont été capables de se constituer des moments esthétiques.

Ainsi, la question pertinente ne peut pas être “le jeu vidéo est-il un art ?” mais plutôt “quand et comment le jeu vidéo parvient-il à générer des moments esthétiques ?”. Et “y a-t-il des jeux vidéo de forte densité esthétique ?” C’est sur ces questions que l’on tentera de réfléchir.