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Month: October 2014

Ludique et artistique : une contradiction ?

Ludique et artistique : une contradiction ?

Dans un article du 16 avril 2010 intitulé “Les jeux vidéo ne seront jamais un art“, le critique américain Roger Erbert évoque deux idées importantes, sans les formuler formellement, qui, selon lui, retiennent le jeu vidéo de devenir “un medium artistique”. Il pose d’abord, avec une grande justesse, l’erreur profonde de définition de son interlocutrice qui défend les jeux vidéo comme “art”. Sa définition repose sur celle, médiocre, de Wikipedia, qui confond l’agréable et l’art. Roger Erbert développe alors sa propre définition de l’art qui s’articule autour d’un dépassement de la pensée d’Aristote et qui l’amène à une phrase quasi-kantienne, mais non-aboutie : “mon idée est que l’art se construit à mesure qu’il améliore ou altère la nature grâce au passage de ce que l’on peut appeler l’âme de l’artiste, ou vision.” C’est accepter la définition décrite dans mon article précédent qui pose que l’art est une transformation du réel par le créateur afin de donner l’intuition d’idées esthétiques qui dépassent la matière de l’oeuvre (c’est ce que Roger Erbert nomme “amélioration de la nature”). Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui est sa deuxième critique : la question de l’interactivité et de la vocation ludique des jeux vidéo. A la fin de son article, Roger Erbert se demande si la revendication des joueurs à faire entrer les jeux vidéo dans les arts n’est pas qu’un moyen de légitimation de leur pratique, face à une société qui les méprise. Il affirme alors qu’il vaut mieux jouer sans se soucier du reste, car c’est là la vocation du jeu vidéo : s’amuser par l’interaction avec la machine.

L’interactivité est-elle une limite à l’expression esthétique ?

Cette position est extrêmement intéressante car elle soulève une limite de la mise en art des jeux vidéo : leur vocation ludique, réalisée par l’entrée d’inputs, poursuit un but diamétralement opposé à celui d’une oeuvre d’art, qui est de transmettre une idée par la sensibilité. On note d’ailleurs que tous les media artistiques reconnus comme tels procèdent non pas par l’action mais par la contemplation : que ce soit au cinéma, en peinture, en musique ou en littérature, le public est avant tout récepteur de la charge esthétique et n’est en position d’acteur que de manière marginale. Le public se fait certes acteur par l’interprétation critique et l’imagination personnelle, mais ce n’est que dans un second temps. A contrario le jeu vidéo met en position d’acteur tous ceux qui se saisissent de la manette, depuis son écran titre qui demande d’appuyer sur start jusqu’au dernier input qui sanctionne la fin de l’expérience vidéoludique, par le game over ou la complétion du jeu. Il y a donc une différence fondamentale de moyens entre le jeu vidéo tel qu’il existe aujourd’hui et les différentes activités qui produisent régulièrement des œuvres d’art.

Mais alors, l’interaction ne peut-elle produire que de l’amusement ? Et comment le produit-elle ? Pour comprendre ce second point, il faut bien voir que l’interactivité permet au jeu vidéo d’être un simulateur de libre arbitre et que c’est en cela qu’il procure des sensations agréables et amusantes. On utilise le terme de “libre arbitre”, ici, dans le sens que prête la recherche américaine au terme d’agency, qui n’est jamais qu’une adaptation néo-libérale de l’idée de liberté autonome d’action de Hobbes dans le Léviathan. Les jeux vidéo organisent la liberté d’action du joueur par leurs feedbacks et par la simulation d’une emprise du joueur sur le destin du monde virtuel. La reproduction de la liberté physique dans le jeu vidéo vise à ce que le joueur oublie les règles arbitraires placées par les développeurs. La grande différence entre un bon jeu tel que Metal Gear Solid 3 et un mauvais jeu est ainsi que, dans le premier, le joueur a l’illusion de reproduire la liberté d’action qu’il pourrait exercer sur le monde physique. Dans MGS 3, le joueur-acteur ne se contente pas de tuer des marionnettes de polygones, mais peut les menacer, les intimider, les attraper, les dépouiller, les utiliser comme bouclier, les surprendre, les leurrer, les manipuler. Il peut également évoluer dans l’environnement de nombreuses façons : se cacher, monter aux arbres, se coucher dans l’herbe, courir, aller quasiment où bon lui semble. Toutes ces capacités d’action, prévues par les développeurs, se transforment en une illusion de libre arbitre qui procure une sensation de bien être et d’amusement. Et c’est bien l’interactivité déployée dans toutes les directions qui permet la construction de cette liberté vidéoludique. On constate d’ailleurs que la frustration de joueurs chevronnés provient souvent des limitations arbitraires de liberté d’action, ainsi que l’explique parfaitement Totalbiscuit dans sa vidéo Modern Military Shooters in a nutshell.

Ainsi, il paraît certain que l’interactivité est le moyen principal de construction de la densité ludique des jeux vidéo. Elle vise donc l’amusement et l’agréable, ce qui est bien différent de la vocation artistique. En cela, Roger Erbert touche un point véridique pour la plupart des jeux vidéo et récuse parfaitement son interlocutrice qui est dans la confusion des termes. Il ne faut cependant pas ici confondre les moyens et les buts : a priori, ce n’est pas parce qu’on constate que l’interactivité construit le ludique qu’elle est exclusive au ludique. Si l’interactivité est le moyen du ludique dans les jeux vidéo, est-il possible de la voir devenir le moyen de leur charge esthétique ?

L’identification, outil esthétique puissant

Pour répondre à cette question, il faut développer le concept d’embodiment qui a été intégré à la réflexion sur les jeux vidéo par les game studies. Hérité de la psychologie cognitive, cette théorie considère que l’esprit est étroitement lié au corps et est même façonné par lui. Dans les jeux vidéo, elle permet d’expliquer les effets de personnification du joueur à son avatar. Il ne faut pas la saisir comme une “projection de l’esprit dans l’avatar, nouveau corps”, car le corps et l’esprit ne peuvent être dissociés et sont, dans cette théorie, imbriqués. Il faut plutôt saisir que les signaux extérieurs qui construisent notre réalité sont traités par le cerveau de la même manière qu’ils soient physiques ou virtuels. Par exemple, si un oiseau passe devant votre œil, l’image qu’il imprime sur votre rétine et que le cerveau transforme en concept “oiseau” n’est pas une représentation parfaite du réel mais est la brique élémentaire qui construit votre réalité interprétée par votre esprit. Vous ne voyez donc pas cet oiseau dans sa matérialité, mais vous voyez une image qui le représente. Ainsi, toute perception est construite par le sujet et est donc subjective ; c’est l’intuition originelle de Descartes qui a été approfondie par Kant puis Henri Poincaré. A partir de là, que l’image d’oiseau soit issue de chair, de pixels ou de polygones, le cerveau le traite de la même manière : il obtient l’étiquette oiseau, avec la distinction évidente : cet oiseau-ci est physique, celui-là est virtuel. L’embodiment dans le jeu vidéo est donc l’identification par notre cerveau d’un environnement dont il traite les signaux comme s’il s’agissait de ceux du monde physique, c’est pourquoi je parlerai d’identification. Ce n’est donc pas que l’esprit se projette dans l’avatar, mais bien que l’esprit transforme l’environnement virtuel en réalité. Ce n’est pas nous qui allons au jeu, c’est le jeu qui s’impose à nous par l’envoi de signaux qui sont traités par le cerveau avec les mêmes outils que lorsqu’il traite le monde physique. L’esprit identifie ces pixels comme “champignon”, “sol”, “ciel”, “moi”, etc., ce qui suffit à créer l’immersion, grâce à la confusion des traitements cognitifs entre signaux virtuels et physiques.

Ceci étant posé, on s’aperçoit que l’identification dans les jeux vidéo est celle qui permet la plus grande mobilisation des sens. L’identification n’est en effet possible que par la présence concomitante de signaux visuels (les graphismes), auditifs (le son) et tactiles (la manette). On note ici que, parce que l’on n’a pas les mêmes attentes entre un film et un jeu vidéo, l’identification ne suit pas le même processus : alors qu’il est tout à fait acceptable qu’un film ne soit pas interactif, il est tout à fait frustrant qu’un jeu vidéo ne le soit pas. On accepte donc de s’identifier à un film sans interaction, car cela ne fait pas parti du contrat filmique, mais pas à un jeu vidéo sans input, puisqu’il ne remplit pas cette attente du contrat ludique. Ainsi l’identification dans le jeu vidéo mobilise plus de sens que celle dans le cinéma, qui en mobilise déjà plus que l’identification littéraire, uniquement visuelle. Mais ce qu’ajoute l’identification vidéoludique d’essentiel est l‘identification du moi à un avatar grâce à la prise en compte de la liberté d’action. L’esprit distingue en effet l’image de son propre corps de celle du reste du monde par le fait qu’il peut la bouger volontairement. Puisque les jeux vidéo permettent, par l’interactivité, de bouger un avatar, l’identification avatar = mon corps est bien plus aisée que dans le cinéma ou la littérature. Cela ne dresse pas de hiérarchie entre ces processus d’identification, mais montre simplement que l’interactivité crée une identification nouvelle qui doit être utilisée par le créateur.

L’identification est en effet à la base des méthodes de production esthétique justement parce qu’elle est mobilisatrice de sens. Puisque l’art consiste à transmettre une idée par la sensibilité, l’implication des sens est nécessaire dans la production artistique. Et on comprend, au terme de ce développement, que l’identification est un outil esthétique puissant puisqu’elle rend disponible les sens à la réception d’une idée.

La promesse esthétique du jeu vidéo

Mais est-ce que cet outil a déjà été utilisé dans le jeu vidéo dans le but de créer une oeuvre à forte densité esthétique, et donc une oeuvre d’art ? Car il n’est pas tout de démontrer que l’interactivité peut être au service de l’esthétique grâce à l’identification, encore faut-il savoir si ce moyen a été utilisé dans le but de faire art. On peut facilement trouver des exemples d’identification forte ayant pour but non pas l’artistique mais la peur. Amnesia est par exemple une réussite dans le domaine de la mobilisation des sens et de l’identification du corps du joueur à un avatar faible, vulnérable et en danger permanent, ce qui produit de la peur. On a vu qu’il y avait de nombreux exemples d’identification à but ludique. L’identification à but érotique est également convenablement représentée dans le jeu vidéo. En ce qui concerne l’identification à but artistique, force est de constater qu’elle est la plupart du temps incomplète, pas portée à son terme ou absente. Ceci ne signifie pas une incapacité des jeux vidéo à faire art, mais plutôt une maladresse dans leur utilisation de l’identification et du gameplay. Tous les outils sont cependant présents, et quelques jeux ont des moments esthétiques denses qui touchent du doigt l’artistique.

L’identification artistique dans les jeux vidéo sonne donc aujourd’hui comme un horizon et une promesse, un possible en phase d’exploration, car le medium est jeune. L’interactivité est cependant un moyen de mobilisation des sens unique aux jeux vidéo, et donc leur voie d’accès privilégiée vers l’artistique. Le gameplay doit donc être au cœur de l’analyse esthétique des jeux vidéo et est le moyen d’identification le plus intéressant parce qu’il leur est spécifique. J’en veux pour preuve l’essai vidéoludique Passage, qui transmet au joueur une charge esthétique incroyablement lourde vis à vis de la simplicité de ses moyens techniques, grâce à l’identification par l’interactivité. Passage est la promesse que, si un jeu vidéo veut se faire art, il doit s’approprier le gameplay comme outil d’expression esthétique et non pas le marginaliser dans les Quick Time Events.

L’art dans les jeux vidéo : un sujet mal posé

L’art dans les jeux vidéo : un sujet mal posé

Avec la multiplication des expositions dédiées aux jeux vidéo, comme à New York ou à la Cité des Sciences en octobre 2013, les médias véhiculent des phrases à l’emporte-pièce et globalement maladroites, telles que : “Et le jeu vidéo devint un art ” (le Parisien). Ceci est l’exemple d’une pensée qui croit qu’il suffit d’entrer dans un musée pour devenir une oeuvre d’art. Les questions des relations entre l’art et les jeux vidéo et de la capacité d’un jeu vidéo à devenir un objet esthétique sont cependant des sujets intéressants et pertinents, qui méritent l’attention. Trop souvent posées dans les termes naïfs : “Le jeu vidéo est-il un art ?”, ces problématiques perdent de leur intensité et ne peuvent pas mener à une réflexion féconde. Il s’agit ici d’essayer de dépasser cette formulation limitée.

Des pratiques culturelles hétérogènes

Il faut tout d’abord poser que le jeu vidéo est une pratique culturelle au sens le plus simple. Il s’agit bien d’une pratique puisque des acteurs dédient une partie de leur temps à se confronter à l’expérience vidéoludique ; le jeu vidéo fait bien partie de cultures humaines puisqu’on ne naît pas naturellement avec un joypad entre les mains mais qu’il procède d’une construction technique d’abord, sociale ensuite. La culture étant l’héritage non-naturel partagé et transmis par un groupe humain qui leur sert de fonds commun pour communiquer, on peut bien parler de pratique culturelle pour les jeux vidéo.

Si l’on change d’échelle pour s’intéresser à la question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité du jeu vidéo en tant que pratique culturelle, on s’aperçoit rapidement qu’aujourd’hui il n’est plus possible de considérer le jeu vidéo comme une pratique unique. D’abord parce que ses publics et supports ont été démultipliés ces dernières années. Quoi de commun, en effet, entre les expériences d’un cadre supérieur qui joue à Candy Crush dans le métro, d’un acteur qui se nomme lui-même “hardcore gamer” sur Street Fighter 2 ou d’un joueur de Call of Duty ? Nous sommes donc face à des pratiques culturelles variées : les jeux vidéo ne peuvent se concevoir qu’au pluriel.

L’art ne provient pas de supports ou de sujets dédiés

Du fait de cette variété des pratiques, des produits, des publics, il est tout à fait impossible que “le jeu vidéo” soit entièrement et essentiellement “un art”. Mais ceci est vrai d’absolument toutes les pratiques culturelles : le livre, par exemple, n’est pas un art en soi. L’acte de relier des feuilles imprimées de phrases ne constitue en effet pas un moyen systématique de production d’art. Et la variété des livres, qui vont du manuel de cuisine à l’essai philosophique en passant par des romans de qualités inégales, ne permettent pas de dire que “le livre est un art”.

Au XIXe siècle, Baudelaire a d’abord montré que le matériau poétique ne pouvait pas se limiter aux sujets pastoraux traditionnels, libérant ainsi la production artistique de ses limites habituelles. Cette démonstration par la preuve de la variété de l’art a été prolongée par la dérision de Marcel Duchamp, qui a tourné en ridicule le musée comme espace auto-producteur d’art. Ces provocations d’artistes ont contribué à prouver que ce n’est ni le sujet, ni le support, ni le lieu d’exposition qui créent l’oeuvre d’art. Il n’y a ainsi pas de “sujet artistique” : la beauté peut être atteinte autant en parlant de cadavres que de petits oiseaux, et il n’y a pas non plus de “support artistique” : tout support peut être mobilisé par l’artiste pour produire une oeuvre esthétique car ce qui compte n’est pas le matériau mais l’usage qu’en fait le créateur.

Esthétique contre discursif

Si ce n’est ni le sujet, ni le matériau qui discriminent les oeuvres d’art des autres oeuvres, qu’est-ce qui permet de les distinguer ? Si on suit Kant sur ce sujet, et cela semble être une base acceptable pour rester dans la simplicité et avancer, une oeuvre est artistique à partir du moment où elle transmet à son public une “idée esthétique”. En schématisant, cela signifie que le travail de l’artiste augmente les matériaux de sens qui les dépassent et qui ne peuvent pas être exprimés par des concepts renvoyant à la matérialité. Par exemple, un morceau de musique ne peut pas vous figurer “un homme bleu rentrant dans un bar par une petite porte”, mais il peut vous suggérer l’idée du mouvement. L’oeuvre d’art remplit ainsi son but lorsqu’elle transmet à son public une intuition fantôme d’une idée nouvelle que l’on doit ensuite s’efforcer de formuler. La beauté est alors définie comme la capacité à éveiller chez le public une idée esthétique (quelle soit agréable ou non, entendons nous bien qu’une répulsion peut être la manifestation d’une idée esthétique). La critique d’art classique, d’ailleurs, repose sur la recherche des mécanismes qui produisent du beau, c’est à dire qu’elle répond à la question : “comment se fait-il que ce texte-ci provoque une idée esthétique alors que celui-là pas du tout ?”.

Parce que l’idée esthétique passe par la sensibilité et non par le langage, elle est mécaniquement dissoute par le discursif. La compréhension d’un discours organisé se fait en effet par la logique et la raison, qui demandent une certaine mobilisation réflexive. C’est donc parce qu’elles empruntent des chemins de compréhension différents que l’esthétique et le discursif s’annulent l’un l’autre, dans un effet de balancier. Ce constat est subtil et ne doit pas être compris dans le sens d’un vulgaire “si on comprend rien ça veut dire que c’est de l’art”. La compréhension de l’idée esthétique emprunte simplement des chemins différents de la compréhension du discours logique : celui des sens et non de la raison.

Reformuler le problème : quels moments esthétiques dans les jeux vidéo ?

Tout cela conduit à penser que la question “Le jeu vidéo est-il un art ?” est terriblement mal posée.

D’abord parce que la pratique artistique n’a cure du support sur lequel elle s’exerce puisqu’il s’agit d’une méthode de transformation du réel : tout support peut devenir art. Mais surtout, très peu d’oeuvres “sont” art de manières essentielle et totale. Parce que l’artiste est un humain faillible, ses oeuvres sont quasiment toujours inégales et inabouties. Des passages de l’oeuvre peuvent générer une intuition, d’autres tomber à plat, d’autres y arriver imparfaitement. Les oeuvres portent, à vrai dire, une certaine densité de moments esthétiques, c’est à dire de passages qui éveillent une intuition chez le public, et c’est à partir d’une densité forte que l’on reconnaît le terme d’art à une oeuvre. A la vue de tout cela, on peut admettre qu’il est vraisemblable qu’un jeu vidéo puisse, à un moment de son déroulement, atteindre une charge esthétique par ses moyens propres.

Or, Le jeu vidéo offre la particularité de proposer un nouveau rapport à la sensibilité : le gameplay, lié au toucher, et qui n’est pas exclusif de l’ouïe et de la vue, également mobilisés. Il s’agit donc d’un support a priori intéressant pour le travail artistique, puisqu’il mobilise un sens quasiment absent de l’art habituel. On peut penser que ceci permet de nouvelles formes esthétiques, un nouveau rapport à ce qu’est l’art, sans préjuger de son exploitation effective dans les jeux existants. Cette première idée ouvre un chemin de recherche et l’ambition est justement de vérifier, par l’analyse, si des jeux vidéo ont été capables de se constituer des moments esthétiques.

Ainsi, la question pertinente ne peut pas être “le jeu vidéo est-il un art ?” mais plutôt “quand et comment le jeu vidéo parvient-il à générer des moments esthétiques ?”. Et “y a-t-il des jeux vidéo de forte densité esthétique ?” C’est sur ces questions que l’on tentera de réfléchir.

Qu’est-ce que le jeu vidéo ?

Qu’est-ce que le jeu vidéo ?

Bien débuter l’étude d’une pratique culturelle nécessite de la définir clairement et largement avant même d’entreprendre quelque remarque précise que ce soit, car c’est sur des fondations solides que l’on construit les plus hautes tours. Un objet mal défini, mal appréhendé ou mal perçu entraîne nécessairement une pensée branlante que l’on rafistole sans cesse de mots inutiles. On reconnaît en effet une bonne définition à cela qu’elle est simple et ramassée en quelques termes. L’expansion en périodes interminables, qui roulent sur dix lignes, pour aboutir à une définition indigeste est la marque d’une pensée qui glisse sur l’objet qu’elle tente de saisir. Ce que l’on conçoit bien se dit clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément.

Il ne s’agit donc pas dans ce propos liminaire d’assommer le lecteur, mais de parvenir, à partir de la recherche existante, à une définition convenable, simple et admissible des termes : « jeu vidéo ». De cette définition, il sera naturel (et même stimulant) de voir naître des cas limites qui la bousculent et tentent de la faire vaciller. C’est par la qualité de travail sur ces cas aux frontières du champ d’étude que l’on teste la valeur d’une idée, qu’on l’améliore ou la récuse. On ne me prêtera donc pas l’ambition de poser en quelques mots une vérité cristalline inattaquable. J’invite bien au contraire chacun à attaquer et faire tomber mes idées par la force des leurs, car c’est dans la confrontation des thèses que la recherche progresse, et non pas dans le consensus.

Je ne compte pas non plus me prêter au jeu assez vain de prouver la légitimité de mon objet d’étude. Si j’étudie les jeux vidéo, c’est en effet pour le plaisir de réfléchir sur une pratique que j’apprécie et pas pour la légitimer aux yeux de mes pairs habituels, en université. J’ai par ailleurs la conviction que c’est la production d’une recherche de qualité qui produit, mécaniquement, une légitimation du sujet d’étude. Les longs discours sur la valeur culturelle des jeux vidéo n’ont donc pas de valeur en soi et ne peuvent convaincre que ceux qui le sont déjà.

Un champ d’étude à défricher

Ceci étant dit, il me semble que l’effort de définition du terme « jeu vidéo » rencontre tout d’abord le problème qu’il n’a, jusqu’ici, que rarement été mené. Il existe de nombreuses recherches sur le jeu en général, mais le jeu vidéo est avant tout l’apanage des game studies américaines, très actives depuis 2001. Les game studies ont le grand mérite d’avoir ouvert un champ de recherche. La capacité du monde universitaire américain à se saisir de tout objet et à recueillir, dans des revues adaptées, des articles de tous les horizons, le dote d’une vivacité incomparable à celle de l’université française. Cette capacité d’initiative rencontre toutefois deux problèmes majeurs. Il manque, d’abord, souvent aux studies une trajectoire cohérente. La canalisation en un seul lieu des flux d’idées pose également le problème de la pauvreté définitionnelle de l’objet étudié, car à mesure que s’ajoutent des contributeurs sur des sujets toujours plus précis et resserrés, on perd de vue l’idée d’ensemble qui s’appauvrit peu à peu jusqu’à devenir une définition sinon mauvaise, au moins contestable.

A ce jour, si les game studies devaient nous fournir une définition du terme : « video games », elles nous répondraient que les jeux vidéo sont un ensemble de règles permettant l’état ludique. Cette définition a le mérite de la clarté et de la simplicité mais pose des difficultés, à vrai dire, importantes. Tout d’abord, elle ne répond en rien à l’exigence de discrimination qu’impose l’effort de définition. Les jeux vidéo ne sont en effet ici pas clairement séparés des jeux de plateau, jeux de rôles, etc. qui tous sont constitués, entre autres éléments, d’un ensemble de règles. Elle ne nous dit donc pas en quoi le jeu vidéo est une pratique spécifique. De plus, cette définition ne nous dit pas non plus ce que l’on entend par « état ludique », et nous laisse alors dans l’expectative ou l’interprétation personnelle de la pensée d’autrui. Par ailleurs, cette définition oublie un acteur essentiel du jeu vidéo, le joueur, dont l’expérience ludique est pourtant décisive pour comprendre ce qu’est le jeu vidéo et est trop complexe pour être confondue à un « état ludique » commun à toutes les formes de jeux. On remarque également que cette définition oublie les jeux sans règles produits par les enfants, comme le chahut, mais cela ne concerne pas notre sujet.

Mais surtout, cette définition est incapable de nous expliquer comment le jeu vidéo peut devenir support de nombreuses expériences ludiques concurrentes sans pour autant changer son code, sa routine, son exécution. Un même Super Mario Bros. (NES, 1985) peut ainsi être joué selon les règles explicites du programme (le feedback présenté au joueur), ou être, en quelque sorte, détourné par un tool assisted speedrunner qui, tout en respectant les règles implicites du programme (ce que permet le code), crée une expérience ludique nouvelle. On ne peut décemment pas confondre en un seul « état ludique » ces deux expériences fondamentalement différentes sans passer à côté du sujet.

Le contrat ludique, notion fertile

La recherche française commence à s’ouvrir à ce que le CNRS et l’EHESS nomment l’« anthropologie du jeu ». Le sujet est passionnant mais excède la question, plus précise, des jeux vidéo. Ce qui est intéressant avec les jeux vidéo, c’est qu’ils ne sont pas intégralement contenus dans ce champ de recherche du CNRS. Parce qu’ils incorporent des parcelles de l’électronique, du sport, de l’artistique, ils évoluent entre différents domaines et incitent aux recherches transdisciplinaires. La philosophie française du jeu nous apporte tout de même une première pierre intéressante pour fonder notre définition du jeu vidéo.

L’idée de « contrat social » a été féconde dans l’histoire de la pensée en France et remonte, évidemment, à Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle. Il s’agissait alors de montrer qu’une société se forme par l’accord de plusieurs de renoncer à leurs libertés naturelles (la loi du plus fort) pour y substituer une liberté contractuelle définie par l’État, personne morale commune à tous les contractants. Des chercheurs français, comme Thierry Wendling, ont adapté cette idée au jeu en proposant qu’il était issu d’un « contrat ludique » entre différents acteurs prenant ainsi le rôle de « joueurs ». Dans le cadre de l’espace défini par ce contrat, ces joueurs n’ont plus les mêmes libertés ni les mêmes droits qu’à l’extérieur de l’espace ludique. Un joueur de go ne peut par exemple pas voler une pièce de son adversaire qui le gène. Les joueurs acceptent donc de renoncer à leurs libertés d’action usuelles pour y substituer les libertés permises par les règles du jeu, plus ou moins lâches. Il est alors acceptable de dire qu’un « contrat ludique » est une forme de contrat social qui a pour but l’amusement commun de ses contractants.

Ce contrat ludique est un objet social qui peut être rompu. Un tricheur enfreint, par exemple, les règles que tous les joueurs sont censés accepter pour que le jeu fonctionne. En se mettant à l’écart des règles, en n’en respectant pas les contraintes nécessaires, le tricheur brise le contrat ludique et, dès lors qu’il est découvert, force le jeu à s’arrêter par l’abandon des autres joueurs ou son exclusion. Plus simplement, lorsqu’il est décidé par les joueurs de cesser le jeu, l’espace ludique perd sa fonction et les acteurs se séparent, brisant ainsi le contrat ludique. On peut alors accepter de dire qu’un contrat ludique se rompt dès lors que ses acteurs ont décidé d’y mettre fin. Cette idée de la rupture de contrat ludique est importante pour la suite et il faut la garder à l’esprit.

Asymétrie et variété de l’expérience vidéoludique

L’idée d’un « contrat ludique » semble à la fois flexible et féconde car elle ne place pas au centre de la définition du jeu un de ses éléments ponctuels (comme les règles) mais procède à une compréhension globale en le présentant comme une expérience sociale particulière. Ce qui est encore plus intéressant est de confronter cette idée à l’objet « jeu vidéo ». Il faut d’abord identifier les acteurs du contrat vidéoludique ; qui sont-ils ? On pourrait les limiter à deux ensembles : le développeur qui propose les termes du contrat, comme des règles de jeu implicites (ce que permet le code) et explicites (le feedback présenté), un espace de jeu (les graphismes, le son, les entrées acceptées…), un vecteur de jeu (la machine capable d’exécuter le jeu) ; et le joueur dont on attend qu’il accepte ce contrat et soit amené à s’amuser grâce à lui. On note immédiatement un paradoxe : contrairement à de nombreux autres formes de jeux, il n’y a pas coprésence des acteurs dans le contrat vidéoludique alors que le jeu s’exécute tout de même.

Je tiens à préciser ici une distinction entre jeux vidéo et jeux de plateau. Dans ces derniers, le créateur fabrique les termes du contrat mais n’a aucun moyen, par la suite, de les imposer aux joueurs. Ceux-ci peuvent prendre les règles comme des conseils non-contraignants et décider de créer les leurs. Dans tous les cas, le jeu de plateau cesse son exécution normale (voulue par son créateur) lorsque les joueurs modifient les termes du contrat ludique. Ce qu’il y a de distinctif et d’intéressant dans le jeu vidéo c’est que le contrat voulu par le développeur ne se rompt pas réellement lorsque le joueur le récuse, car la machine, vecteur du jeu, poursuit son exécution malgré la volonté du joueur. A l’inverse, on peut dire que lorsque le joueur crée ses propres termes, le développeur n’est pas non plus capable de rompre le contrat vidéoludique et la machine continue d’exécuter le jeu alors même que le joueur le détourne de ses termes initiaux. On peut ainsi dire que le jeu vidéo a ceci de spécifique que son contrat ludique continue de s’exécuter alors qu’un contractant l’a rompu unilatéralement.

Considérons, par exemple, le jeu The Legend of Zelda : Ocarina of Time (1998, Nintendo 64). Les nombreux speedrunners et tool assisted speedrunners qui se sont intéressés à ce jeu ont poussé jusqu’à son terme l’idée d’un contrat vidéoludique asymétrique, car brisé d’un côté sans pour autant s’arrêter. En profitant des règles implicites du programme, ceux-ci ont développé des méthodes de jeu qui vont à l’encontre des termes énoncés par le contrat initial. Il est par exemple possible de modifier des objets en jouant sur leur valeur d’accès (reverse bottle adventure), de sortir des limites de l’espace ludique (out of bounds), de créer des téléportations non-prévues par les développeurs (wrong warp). Nous sommes alors en présence d’un contrat vidéoludique rompu par le joueur, puisqu’il ne respecte plus les règles explicites qui unissaient le développeur et le joueur en un accord, et qui se trouve remplacé par un nouveau contrat ludique dont les termes ont été énoncés par le joueur et non plus le développeur. On voit alors se former une asymétrie dans le contrat vidéoludique. Car, alors que la machine exécute un contrat A, le joueur y substitue un contrat B, tout en restant dans les termes techniques produits pour le contrat A. Le développeur et le joueur, qui sont séparés par l’espace et par le temps, n’évoluent donc plus dans les mêmes termes. Cette asymétrie est uniquement rendue possible grâce au vecteur machine, et est donc unique au jeu vidéo, et même constitutive de sa définition.

Sans aller dans ces cas presque caricaturaux que constituent les speedruns, on conçoit que la séparation spatiotemporelle des acteurs du contrat, couplée à une machine exécutant les termes du contrat voulus par le développeur, créent nécessairement une asymétrie dans le contrat vidéoludique. Peut-être même, si l’on va au bout du raisonnement, que le jeu vidéo est un contrat ludique défini par sa semi-rupture toujours possible, que ce soit du fait d’un développeur s’étant trompé dans la programmation du jeu (bug, glitch, erreur de design…) ou par un joueur en porte-à-faux avec les termes du contrat qui lui sont proposés (frustration, refus, détournement, substitution…). Dans tous ces cas, assez fréquents, la réalité que la machine n’interrompt pas l’exécution du contrat ludique rompu est essentielle, car elle permet de comprendre en quoi le jeu vidéo est spécifique par rapport aux autres formes de jeux qui s’effondrent lorsque leurs acteurs rompent leur contrat. Le jeu vidéo, au contraire, fait persister l’espace, les règles, le vecteur du contrat ludique même lorsque tous ses contractants l’ont récusé. En cela, le jeu vidéo est une forme de contrat à la fois figé et dynamique. Figé parce que les termes du contrat initial formés par le développeur sont inscrits dans son code ; dynamique car il est possible de superposer de nouveaux contrats ludiques au premier sans pour autant que la machine décide d’interrompre l’exécution. Cette plasticité dure du jeu vidéo, ainsi que l’absence de coprésence de ses acteurs, font de l’expérience vidéoludique une communion non-partagée entre développeur et joueur par l’intermédiaire d’une machine. Elles fondent également l’idée de contrats ludiques asymétriques et superposés que l’on ne trouve que dans le jeu vidéo.

Si l’on devait ramasser en une définition, à la fois simple et courte, ce qui a été avancé ci-dessus, on pourrait dire que le jeu vidéo est un contrat ludique asymétrique. A mon sens, ces trois mots rassemblent la spécificité profonde du jeu vidéo.