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Category: Économie du jeu vidéo

« Games are too expensive to make » ? Les causes de la sur-monétisation des jeux vidéo – Compendium #2

« Games are too expensive to make » ? Les causes de la sur-monétisation des jeux vidéo – Compendium #2

Qui suit la scène de l’industrie du jeu vidéo n’a pu ignorer les rebondissements de la sortie de Star Wars : Battlefront 2 (DICE, Electronic Arts). Les premiers remous dans la campagne de communication d’EA sont survenus pendant l’ouverture de la bêta publique (6 au 9 octobre 2017). Les joueurs et critiques ont alors découvert une transposition de toutes les structures de progression et de monétisation du modèle free to play dans un jeu coûtant entre 60 et 90 euros, selon l’édition. Au lieu de proposer un contenu justifiant son prix, un système de progression satisfaisant et une compétition équitable entre joueurs, Battlefront 2 mettait les micro-transactions et les lootboxes au centre à la fois de son gameplay et de sa progression. Le joueur était encouragé à acheter des récompenses cachées et aléatoires capables d’influencer directement les statistiques de ses personnages et son expérience de jeu. Le système de progression semblait également avoir été construit pour créer de la frustration plutôt que de la satisfaction – dans l’espoir que sa lenteur incite les joueurs à acheter davantage de micro-transactions.

Les nouvelles stratégies de sur-monétisation

Sur-monétiser un jeu vidéo déjà payant n’a rien de nouveau. Il faut toutefois différencier la monétisation du prolongement de la durée de vie d’un jeu – extensions, downloadable content (DLC) développé après la sortie du jeu, rééditions –, laquelle existe depuis plus de vingt ans, de la multiplication des manières de monétiser un produit dès sa sortie, pratique plus récente. On réservera le terme de « sur-monétisation » à cette seconde réalité, devenue incontournable dans le jeu vidéo à grand budget.

Les éditeurs font en effet preuve d’une grande créativité lorsqu’il s’agit de monnayer l’accès à du contenu après la transaction initiale, alors qu’il était auparavant délivré gratuitement, au cours de la progression. Nous avons vu apparaître ces 10 dernières années : les DLC de sortie ; les cadeaux de pré-commandes ; des parties du jeu exclusives aux éditions spéciales ; des micro-transactions intégrées au jeu ; des monnaies virtuelles pour masquer le coût de ces micro-transactions ; des lootboxes qui empêchent d’accéder directement au contenu désiré ; le season pass, véritable percée conceptuelle opérée par l’industrie, puisqu’il s’agit de monétiser une promesse, voir du vaporware.

On pourrait multiplier les exemples de jeux tentant de transformer leur acheteur en sur-consommateur effréné. Rien que dans l’année écoulée, les éditeurs ont placé dans des lootboxes des skinsOverwatch, Destiny 2 (Activision-Blizzard) –, des personnages alliés – Shadow of War (Monolith Productions, Warner Bros. Interactive) –, des bonus de statistiques – Battlefront 2, Need for Speed Payback (tous deux édités par EA). Toutes ces récompenses faisaient partie intégrante du jeu dans les années 1990-2000. Nous assistons là, à vrai dire, à l’extension d’une sur-monétisation qui avait frappé bien plus tôt les jeux de sport.

Des problèmes de coûts ?

Comment comprendre cet élan de sur-monétisation, du point de vue des éditeurs ? Ceux-ci affirment, par l’intermédiaire de leurs communicants, que les jeux sont « devenus trop chers à fabriquer ». Est-ce là une justification recevable, ou un plan de communication ? Pour le savoir, il convient certainement de consulter ce que les éditeurs présentent aux seuls gens qui comptent réellement : leurs actionnaires.

On trouve d’abord, dans le Proxy Statement and Annual Report 2017 d’EA1, ceci : « Players increasingly purchase our games digitally and engage with the live services associated with our portfolio of games. Our live services engagement model includes microtransactions, downloadable content, subscriptions, esports, among others » (p. 3). La sur-monétisation est donc une source de revenus en croissance, surtout auprès des joueurs consoles – Xbox One et PS4 représentent 75 % des revenus nets d’EA (p. 85).

Nous apprenons par ailleurs que les coûts de production engagés par EA atteignent $1298 millions, tandis que leurs revenus nets s’élèvent à $4845 millions (p. 23), décomposés en deux ensembles : les « revenus de produits » (ventes de jeux) représentant $2640 millions, et les « revenus de services » (sur-monétisation), qui représentent quant à eux $2205 millions (p. 32-33). Nous pouvons donc oublier l’idée selon laquelle les « jeux vidéo seraient trop cher à fabriquer » : la vente de jeux, rapportée à leur coût de production, offre à EA un revenu net de $1342 millions.

On constate par contre que l’entreprise dépense des sommes gigantesques en frais de fonctionnement : $2323 millions – plus que les revenus générés par la vente de jeux. Bien plus que le coût de production des jeux, c’est ce point-là qui interpelle dans le bilan financier de l’entreprise. Pourquoi une telle somme ? Le détail n’en est pas donné. Au final, l’entreprise a dégagé $967 millions de profits au cours de l’année fiscale 2017 (p. 23), résultat qu’on peut qualifier de performant.

Il y a donc bien un véritable problème de coûts chez les grands éditeurs du jeu vidéo. Mais, contrairement à ce que clament leurs communicants, ce n’est pas la production des jeux vidéo qui coûte trop cher. C’est l’entretien de structures entrepreneuriales devenues gigantesques et irrationnelles. Tel Microsoft dans les années 2000, les éditeurs de jeux vidéo sont aujourd’hui des corporations-hydres, polycéphales et multinationales, qui multiplient les divisions souvent inutiles ou déficitaires, chacune ne sachant trop ce que font les autres. Cette situation conduit Microsoft à enchaîner les restructurations depuis quelques années, afin de ramener ses coûts de fonctionnement à un niveau raisonnable2.

Un modèle de développement fragilisé par une perte de confiance

EA est encore une entreprise rentable et en croissance qui n’est pas confrontée aux pertes qu’endure Microsoft. Elle préfère donc poursuivre le développement de ses recettes par la sur-monétisation plutôt que de se soucier de ses coûts de fonctionnement. Cette stratégie de développement a toutefois été récemment remise en cause par les joueurs et la presse, jusqu’à aboutir au retrait de la sur-monétisation de Battlefront 2, le 17 novembre 2017. La vigilance accrue des consommateurs et critiques contre la sur-monétisation a visé d’autres titres d’EA : Need for Speed Payback s’est également retrouvé sous le feu des critiques, et c’est désormais au tour d’UFC 3 et de Fifa 18 d’être dénoncés. Toute cette mauvaise presse a fait dévisser l’action d’EA en bourse de 12 %.

On ne peut que penser qu’adviendra un jour où ces récriminations seront suivies d’effets : un décrochage de la demande pour les jeux sur-monétisés, une désaffection des consommateurs. Alors EA ne pourra plus fuir son problème fondamental : l’expansion non-durable de ses coûts de fonctionnement.

2 Après une restructuration en 2015 qui a coûté leur emploi à 18000 personnes, Microsoft a annoncé l’été dernier qu’il se séparait à nouveau de 5000 collaborateurs. Au total, depuis 2014, c’est plus de 30000 postes qui ont été supprimés dans le groupe.

Mort ou renaissance du RTS ?

Mort ou renaissance du RTS ?

Le genre du jeu de stratégie en temps réel (STR, ou RTS) a été notablement prolifique pendant l’année 2017. En avril, Relic Entertainment présentait le troisième volet de la série Warhammer 40000 : Dawn of War, et reçut un accueil bienveillant mais mitigé. En août, Blizzard rendait disponible StarCraft: Remastered, un Starcraft: Brood War aux graphismes et sons révisés. Le retour annoncé de Brood War dans l’actualité avait déjà convaincu en 2016 AfreecaTV de financer un nouveau grand tournoi coréen, l’Afreeca StarLeague. Enfin, cet automne, les studios Pocketwatch Games (avec Tooth and Tail) et Ironhide Game Studio (avec Iron Marines) explorent de nouvelles approches du genre.

Affirmer que les RTS étaient des reliques du passé est devenu un lieu commun dans le courant des années 2000 et 2010. Genre roi des années 1990, aux côtés des jeux d’aventure, des jeux de combat et des Doom-likes, le RTS semblait ne plus résonner avec le public contemporain. Jugé difficile d’accès, mécaniquement trop exigent, stressant, trop complexe, il a été largement détrôné par un concurrent plus accessible et né en son sein, le Multiplayer Online Battle Arena (MOBA). Pendant les 7 ans qui nous séparent de la date de sortie de Starcraft 2, peu de RTS traditionnels (mêlant la macro-gestion de bases et la micro-gestion d’armées sur une carte délimitée) ont été mis sur le marché. Grey Goo (Petroglyph Games, 2015) fait figure d’exception notable, mais paraît bien isolé parmi les très nombreux MOBA ou autres jeux tactiques de micro-gestion, tel que Battlefleet Gothic: Armada (Tindalos Interactive, 2016). Dans le même temps, Starcraft 2 voyait sa position d’e-sport de référence s’effriter rapidement au profit de Counter Strike: GO, League of Legends et Dota 2, ce qui contraignit la Kespa, institution centrale de l’e-sport coréen, à fermer en 2016 le tournoi StarCraft Proleague, plus ancien tournoi d’e-sport à rayonnement mondial.

Prospérité des jeux de niche

Au regard de ce contexte ambivalent, l’année 2017 pourrait être interprétée comme une péripétie dans l’histoire longue d’un genre à la dérive. Nous pourrions toutefois rappeler quelques précédents qui montrent que les consensus autour de la fin d’un genre peuvent s’avérer être des effets d’optique dus à un mélange des échelles, dans le contexte d’une industrie si jeune qu’elle semble parfois avoir des difficultés à évaluer les potentialités de ses marchés. En effet, qu’est-ce qu’un succès dans la première industrie du divertissement qu’est le jeu vidéo ? Est-ce que tout jeu doit atteindre le nombre de joueurs de Dota 2 pour être qualifié de réussite ? Doit-il continuer de générer des revenus dix ans après sa sortie, grâce à des micro-transactions et des lootboxes, pour avoir réussi ? Ou est-ce que le dégagement d’un bénéfice net, ou retour sur investissement, opéré par un jeu jugé supérieur à la moyenne par ses joueurs et la critique, est un indicateur suffisant pour annoncer qu’un jeu a réussi ?

Si la vitalité d’un genre s’évalue à la capacité de ses membres à générer un retour sur investissement, alors la diversification des publics qu’on observe depuis la dématérialisation du jeu vidéo devrait amener à relativiser le concept de « fin d’un genre ». Avec la démocratisation de Steam et la naissance de nouveaux canaux de publicité (YouTube, Twitter, streamers, entre autres) on constate en effet que les genres niches peuvent désormais rencontrer un public bien plus vaste que dans les années 1990. En additionnant les petits publics d’un grand nombre de pays et en utilisant Steam comme pivot, des genres comme les Visual Novels ont pu construire une réussite commerciale qui a surpris nombre d’observateurs. De même, les simulateurs de travail, les « simulateurs de marche », les jeux d’aventure, n’auraient vraisemblablement pas pu prospérer sans les avantages conférés par l’économie dématérialisée et ubiquitaire de Steam. La fluidité du marché du jeu vidéo induite par Steam a permis à des genres considérés comme faillis, « morts », ou invendables, de rencontrer des demandes éparses et, ainsi, de se construire une réussite insoupçonnée.

Cette logique économique, qui a profité à des genres niches, peut-elle permettre au RTS d’opérer un retour sur la scène vidéoludique ? C’est peu probable, car un RTS traditionnel demande un temps et des ressources de développement importants. Un RTS ne saurait sortir sur le marché sans une campagne robuste (qui était, à vrai dire, le cœur des RTS des années 1990, et la seule manière d’expérimenter le genre pour beaucoup de joueurs). Il ne saurait non plus sortir sans un travail d’équilibrage, en amont, des factions et des unités, ainsi que sans des mécaniques fondamentales au moins aussi élégantes qu’un Warcraft 3 (étalon ayant déjà 15 ans). Force est de constater que le genre du RTS n’est pas le plus réaliste à développer pour un studio indépendant aux ressources limitées. Son retour sur investissement est d’autant plus incertain que ses coûts minimums sont élevés, et que son public semble en décomposition. Pourquoi prendre un tel risque, lorsqu’on doit nécessairement réussir son projet sous peine de fermer le studio ? Restent donc les grandes entreprises, capables de prendre des risques du fait de leur trésorerie extensive.

Échelles des échecs et réussites

Pourtant, la prise de risque a déjà récemment été récompensée. Certains genres, jugés « morts » par les investisseurs, ont pu apporter des succès inattendus. Le cas de Bravely Default est en cela exemplaire, parce qu’il a amené Square Enix a communiquer sur le ressenti de sa direction et à mettre à nu leurs erreurs commerciales. Mis face à une réussite mondiale inattendue du titre, M. Matsuda, président de Square Enix, expliqua que « parce que nous avons séparé les cadres de développement selon les régions du monde, nous n’avons pas été capables de voir jusqu’à présent que les joueurs de JRPG existaient en dehors du Japon »1. En effet, Square Enix avait décidé, environ 10 ans auparavant, de réserver la vente de JRPG au marché japonais. Ce genre, pourtant très populaire en Europe et aux États-Unis pendant les années 1990, avait été, dans le courant des années 2000, jugé invendable par les experts de Square Enix, sans que l’on comprenne réellement ce qui motivait cette décision. Les publics occidentaux de JRPG n’arrêtèrent pourtant jamais d’exister et se rabattirent, qui sur le retro-gaming, qui sur les RPG occidentaux, qui sur les MMORPG, tout en cultivant l’espoir de revoir un jour un nouveau Chrono Trigger, ou un véritable Final Fantasy.

La fracture entre Square Enix et ses publics est d’autant plus fantaisiste que des signaux de bonne santé du marché occidental avaient été envoyés peu de temps avant leur désinvestissement : Dragon Quest 8 (2004) s’était par exemple vendu très honorablement aux États-Unis. Cette crise de l’offre, alors que la demande existait et que l’argent ne demandait qu’à être moissonné, montre qu’il est tout à fait envisageable, dans l’industrie des jeux vidéo, de voir un genre péricliter non pas parce que ses publics disparaissent, mais parce que les producteurs s’avèrent incapables d’identifier correctement les attentes du marché et décrètent un jour une stratégie inadaptée.

Quantifier le public des RTS ?

Il est très difficile de rassembler un corpus suffisant de données pour affirmer que le genre du RTS se trouverait dans ce cas spécifique de sous-dimensionnement de l’offre. Afin de pouvoir trancher si l’hypothèse d’une demande inassouvie était juste, il faudrait avoir accès à tous les chiffres de ventes des RTS des dix dernières années, consolidés par leur nombre de joueurs pendant les plusieurs mois suivant leur sortie. Or, pour la plupart des titres, nous n’avons accès à ces informations que par http://steamcharts.com/ et https://steamspy.com/, outils intéressants mais qui peuvent ignorer la partie hors-Steam des ventes et s’avérer peu précis. De plus, certaines compagnies n’utilisent pas du tout Steam et sont très avares en informations : impossible de savoir précisément combien de StarCraft: Remastered Blizzard a vendu, par exemple. Toute tentative de description des dynamiques de ce marché serait donc nécessairement en déphasage avec sa réalité.

Cette limite étant posée, on peut tout de même noter quelques traits saillants du marché des RTS, d’après les données parcellaires disponibles. Tout d’abord, un public de spécialistes d’environ 300.000 acheteurs se dégage. Même les RTS les plus médiocres (Dawn of War 3) , les plus étonnants (Offworld Trading Company) ou les plus obscurs (Grey Goo) arrivent à se hisser à ce nombre de ventes. Il faut comprendre ce public assez resserré de 300.000 personnes comme un ensemble de joueurs prêts à explorer d’autres titres que ceux produits par Blizzard. Ils sont à distinguer des hardcores gamers du RTS, rivés à Starcraft 1 ou 2 et ne ressentant pas le besoin d’aller essayer d’autres RTS. Ce public mobile adhère à l’expérience du genre en général, et en cela constitue le réservoir de consommateurs que peut espérer accrocher un RTS triple A.

Si une entreprise peut compter sur 300.000 copies vendues coûtant 60 dollars, et sachant que ce prix contient environ 20 % de taxes et 30 % conservé par le distributeur (politique de Steam ainsi que de la plupart des revendeurs américains) elle ne génère donc qu’une recette de 9 millions de dollars. Dans un environnement où le moindre jeu de haute qualité demande plusieurs dizaines de millions de dollars pour être produit, on peut s’interroger fortement sur la taille du trou financier laissé par les RTS récents dans la trésorerie de leur producteur.

Conclusion

Se lancer dans la production d’un RTS tels qu’on les connaît aujourd’hui semble donc relever de l’aventure financière pour des studios plus fragiles que les plus grands vaisseaux de l’industrie. L’avenir du RTS pourrait se décliner en deux ensembles : les productions Blizzard, hegemon du marché, d’une part, et des productions de faible amplitude pouvant facilement opérer un retour sur investissement, d’autre part. La sortie récente de deux petits RTS offrant des expériences très condensées (Iron Marines sur mobile et Tooth and Tail sur PC) pourrait être le signe avant coureur de la voie prise par le genre RTS. Des expériences réduites mais efficaces faites pour un public limité mais désireux de jouer, régulièrement, à un nouveau RTS.

Cet article était né de l’espoir que la « mort » du RTS ne soit qu’un mythe et que les données le contredisent. Je dois toutefois, après analyse, me ranger à l’avis général : on observe effectivement pour ce genre un rétrécissement à la fois de la demande et de l’offre depuis 15 ans qui ne semble pas près de s’inverser. La réussite des titres Blizzard ne doit pas faire oublier que le vide s’est fait autour d’eux et que tous les autres RTS ont du mal à effectuer un retour sur investissement. Certes, le RTS ne disparaîtra pas, mais l’avenir du genre se situe certainement dans un rabattement de ses ambitions. On peut avancer que les RTS non-Blizzard subiront dans les années prochaines une mutation profonde en empruntant la voie des jeux de niche : des expériences condensées, aux objectifs et boucles de gameplay limités, mais satisfaisantes.

1 Interview de M. Yosuke Matsuda menée par le site Nikkei Trendy (31 mars 2014) : http://trendy.nikkeibp.co.jp/article/special/20140328/1056236/?P=9 ; traduite en Anglais par Sato pour le site Siliconerahttp://www.siliconera.com/2014/03/31/bravely-defaults-success-west-making-square-enix-rethink-jrpgs/

L’automne des Military Shooters ?

L’automne des Military Shooters ?

L’année 2016 a été marquée par deux paris réussis dans le genre du First Person Shooter (FPS) : Overwatch (Blizzard Entertainment) et Doom (id Software). Différents dans leur approche, ces deux titres ont toutefois en commun de revitaliser le genre en le reconstruisant à partir des idées fondamentales qui avaient fait sa gloire dans les années 1990. Overwatch, à bien des titres, peut être considéré comme une hybridation de Quake 3 Arena (id Software, 1999), pour son gameplay rapide et nerveux, de Team Fortress 2 (Valve, 2007) pour sa structuration en objectifs et de Dota (actuellement détenu par Valve, 2003) pour la distribution des personnages et le système de progression. Mais Doom (2016) s’abreuve à un gameplay encore plus ancien, que l’on pouvait croire révolu : le FPS labyrinthique des années 1990.

Les éditeurs semblaient considérer ce marché comme enterré, et préféraient publier des « Military Shooters » qui se caractérisent par une répétition des innovations apportées par Call of Duty (Activision, 2003) et Halo (Bungie, 2001), ainsi que par un certain conservatisme. Le Military Shooter est devenu, au cours des années 2000, la grande vache à lait de l’industrie du FPS : chaque année, le consommateur a droit à une nouvelle mouture de Call of Duty ou de Medal of Honor (dernier opus en 2012). Depuis les années 2010, la série Battlefield a également beaucoup emprunté aux boucles de gameplay des Military Shooters, jusqu’à rendre son expérience quasiment interchangeable avec celle d’un Call of Duty. Prenant ce contexte à contre-courant, Doom a prouvé qu’une modernisation des principes du FPS antérieurs à l’an 2000 était non seulement possible, mais encore qu’elle apportait une expérience de jeu supérieure aux opus affadis servis chaque année par les grandes licences.

Des Military Shooters innovants pour répondre à l’usure des Doom-likes (années 2000)

Au début des années 2000, un nouveau type de FPS a vu le jour. Il répondait à deux impératifs de l’époque : proposer un FPS agréable à jouer sur console et répondre à l’essoufflement du genre, dû à la multiplication des clones de Doom (1993) maladroits. Il s’agissait donc de s’implanter dans un nouveau marché, ouvert par l’amélioration des capacités 3D des consoles, tout en proposant des innovations radicales afin de se distancier du modèle de Doom, jugé dépassé.

Les trois jeux qui ouvrent cette nouvelle ère du FPS vont définir les caractéristiques nouvelles du genre, encore copiées aujourd’hui. Parmi ces innovations, la plus flagrante est la scénarisation du FPS par des artifices non-interactifs toujours plus nombreux. Les cinématiques se multiplient, jusqu’à devenir une partie intégrante du gameplay. La plupart des cinématiques des Military Shooters sont en effet jouées alors que le joueur est toujours capable d’agir. Si il conserve ses capacités de mouvement, c’est dans un cadre limité, le jeu l’invitant à regarder les personnages non-joueurs dialoguer, ou des explosions se produire. Au terme de cette cinématique intégrée, le passage à la scène suivante s’opère généralement par l’ouverture d’une porte jusqu’ici condamnée. Certains jeux (comme Medal of Honor : Warfighter, 2012) vont jusqu’à tuer arbitrairement le joueur si il essaye d’explorer hors du cadre imposé par la cinématique intégrée. Le gameplay n’est donc plus le cœur de l’expérience : le Military Shooter se pense avant tout comme un film hollywoodien interactif.

Cet enfermement du joueur dans un cadre dirigiste reconfigurent des éléments centraux du gameplay, comme la taille et la disposition des niveaux. Alors que les FPS des années 1990 invitaient à l’exploration en plaçant le joueur dans des cartes ouvertes, à plusieurs étages et truffées d’objets cachés, les Military Shooters tendent à aligner une suite de couloirs et de salles plates, séparées par des cinématiques. Ce dirigisme était rafraîchissant à son invention et lorsqu’il est correctement réalisé : il permet de rythmer l’action, tout en offrant une expérience plus accessible que la plupart des anciens FPS.

L’accessibilité a été un des grands combats menés par les développeurs pour réconcilier le FPS avec le marché de la console. Les anciens FPS étaient relativement difficiles, car ils contraignaient le joueur à explorer le niveau pour récupérer des munitions, de la vie et des armes, ce qui l’amenait au contact des monstres de manière relativement organique. Les monstres ne se ruaient pas vers le joueur parce que le scénario en avait décidé ainsi, mais parce que le joueur explorait activement le niveau. Pour rompre avec cette difficulté d’accès, les Military Shooters doublent leur structure dirigiste d’aides au joueur. Halo popularise, par exemple, le soin automatique : plutôt que de devoir trouver des médikits, le joueur récupère lentement de la vie en se cachant. Originellement conçu pour palier à la faible adaptation des manettes au FPS, cet élément de gameplay se répand à nombre de FPS PC, et même à des Third Person Shooters (TPS) comme la série des Uncharted (premier opus en 2007). La régénération automatique est si usitée qu’elle aboutit parfois à une négation de la difficulté, comme dans Battlefield 1 (2016) où les niveaux en avion sont quasiment impossibles à rater, car la régénération soigne plus rapidement que la totalité des dégâts infligés par les ennemis.

La multiplication des Military Shooters a entraîné une reproduction de ces innovations sans qu’une réflexion soit menée sur leur bon usage. Elles étaient reproduite car les premiers titres les ayant introduites s’étaient bien vendues. Toutefois ce qui apparaissait il y a dix ans comme des nouveautés est désormais décrié comme particulièrement ennuyeux. La non-interactivité, la facilité exacerbée, les niveaux couloirs, mais aussi un système de tir sans aucun effet de recul ni poids ressenti de l’arme, sont devenus, pour une part croissante du public des FPS, des tares irrémissibles. Les Military Shooters connaissent ainsi un déclin rapide dans leurs ventes depuis le début des années 2010.

La lassitude du consommateur face aux Military Shooters (années 2010)

En 2012, Call of Duty : Black Ops 2 obtient un succès en demi-teinte, annonciateur des années à venir. Il écoule 29,46 millions de copies toutes plate-formes confondues, chiffre inférieur à celui des deux opus précédents : Modern Warfare 3 (2011) avait vendu 30.92 millions de copies, dont 14.8 sur Xbox 360, tandis que Black Ops (2010) avait plafonné à 30,93 millions de copies. Ce premier léger fléchissement se transforma en affaissement constant à mesure que la licence Call of Duty reconduisait des jeux de piètre qualité. Les studios de développement sont en effet astreints à un rythme soutenu : chacun a deux ans entre chaque sortie des Call of Duty dont il a la charge. A partir de 2011, un troisième (Sledgehammer Games) s’ajoute aux deux studios historiques (Infinity Ward et Treyarch), afin de détendre les cycles de développement à trois ans. Malgré cet aménagement, les studios continuent de peiner à offrir aux joueurs des opus satisfaisants, comme le montre le lent affaissement de leurs ventes :

Le graphique inédit ici produit présente les ventes des jeux Call of Duty sur 11 ans, pour les trois grands types de plate-forme. La série s’adresse avant tout à un public de joueurs console, le marché du PC n’ayant jamais dépassé le pic marginal de 2011 (1,72 millions de copies). Parmi ce public console, on peut distinguer deux tendances différentes : les joueurs PlayStation sont moins nombreux mais plus résilients que les joueurs Xbox, plus nombreux mais moins fidèles. A partir de 2012, la série enclenche un affaissement lent mais constant, précipité par l’échec des opus « dans l’espace » de 2014 et 2016. Si la marque « Black Ops » permet à l’opus de 2015 de résister, il est néanmoins un succès légèrement moindre que Ghosts (2013), pourtant décrié à l’époque comme médiocre, car trop traditionaliste et manquant d’innovations. En vendant moins d’unités que les jeux de 2007 et 2008, Infinite Warfare (2016) met Activision face aux contradictions de sa série : l’innovation importante du titre était censée redonner du souffle à la série ; au contraire, le changement a aliéné des fans fidèles soucieux de retrouver la même expérience chaque année.

Les Call of Duty d’après 2012 semblent en effet être des funambules à la recherche d’un équilibre entre tradition (toujours majoritaire) et innovation. La série est placée face à un dilemme commercial : ses ventes, si elles baissent, restent élevées, car la réserve de fans désirant rejouer au même jeu chaque hiver est stable. Notre graphique tend par ailleurs à montrer que les joueurs les plus traditionalistes de Call of Duty jouent sur PlayStation : les ventes sur ces machines reculent en temps d’innovation (2014 et 2016), et, au contraire, sont celles qui augmentent le plus en période de retour aux sources (Black Ops 3, 2015).

Cette communauté, peu encline au changement, se place en porte-à-faux avec les joueurs occasionnels, plus sensibles à l’innovation, dont des franges quittent la série chaque année. Cet équilibre fragile entre deux types de consommateurs est apparu en pleine lumière à la sortie d’Infinite Warfare. De 2012 à 2015, la baisse des ventes peut être attribuée aux joueurs occasionnels lassés. L’opus de 2016 a quant à lui provoqué une levée de boucliers chez les joueurs traditionalistes, a cause de ses trop nombreuses innovations. Le jeu a, dès son trailer (une des vidéos les plus « dislikées » de l’année), subi une réception négative, qui a rapidement dégénéré en campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux. Ce qui a non seulement conduit le jeu à se vendre très médiocrement (11,16 millions de copies), mais a également poussé Eric Hirshberg, P-DG d’Activision, à reconnaître publiquement l’échec du titre.

Les Military Shooters semblent aujourd’hui pris au piège de leur propre réussite. L’idée, brillante à maints égards, de placer le gameplay à l’arrière-plan au profit d’une mise en scène hollywoodienne a attiré des millions de joueurs fidèles, réguliers et prêts à racheter un jeu au gameplay identique chaque année. Mais ce succès a, paradoxalement, placé les Military Shooters dans un marché de niche. Une grande niche, qui arrive encore à vendre 10 à 15 millions de copies par an, mais une niche tout de même. Ils ne peuvent plus réellement innover, au risque de s’aliéner leur audience fidèle, mais ne peuvent plus non plus rester tout à fait immobiles, au risque de disparaître. On notera par exemple que la série Medal of Honor a été tuée par son très mauvais opus Warfighter (2012), vendu à seulement 2,91 millions d’exemplaires et décrié comme l’exemple de mauvaise application des recettes du genre.

Cette marginalisation commençante des Military Shooters a ouvert un espace pour de nouveaux genres de FPS. La frustration alimentée chez des joueurs avides d’innovation, lassés de rejouer sans cesse au même jeu, a fondé le substrat de la réussite de nouveaux FPS radicalement opposés aux Military Shooters, tels qu’Overwatch ou le nouveau Doom.

La fin de l’hégémonie des Military Shooters (2016)

Nous assistons aujourd’hui à la clôture d’un cycle commercial : après être devenus hégémoniques parmi les FPS, notamment sur le marché des consoles, les ventes des Military Shooters plafonnent et commencent à baisser. S’ouvre une nouvelle époque, marquée par le retour en force de deux types de FPS (les Arenas et les labyrinthes) qui étaient devenus confidentiels dans les années 2000. Ces deux variétés se sont rapidement imposées sur la scène PC, tout en faisant des percées dans la scène console, notamment depuis le succès d’estime de Wolfenstein : the New Order (2014). Face à cette nouvelle concurrence, les Military Shooters vacillent sans s’effondrer. Le marché semble se reconfigurer vers une fin de l’omniprésence de ces FPS, sans aucune autre offre crédible disponible, mais sans pour autant annoncer la disparition des Military Shooters. Ce rééquilibre, qu’on ne peut que saluer comme bénéfique pour le marché du jeu vidéo, est un tournant dans l’histoire commerciale du FPS. Après 5 à 10 ans de variété limitée, le FPS retrouve un éclectisme notable.