Mort ou renaissance du RTS ?
Le genre du jeu de stratégie en temps réel (STR, ou RTS) a été notablement prolifique pendant l’année 2017. En avril, Relic Entertainment présentait le troisième volet de la série Warhammer 40000 : Dawn of War, et reçut un accueil bienveillant mais mitigé. En août, Blizzard rendait disponible StarCraft: Remastered, un Starcraft: Brood War aux graphismes et sons révisés. Le retour annoncé de Brood War dans l’actualité avait déjà convaincu en 2016 AfreecaTV de financer un nouveau grand tournoi coréen, l’Afreeca StarLeague. Enfin, cet automne, les studios Pocketwatch Games (avec Tooth and Tail) et Ironhide Game Studio (avec Iron Marines) explorent de nouvelles approches du genre.
Affirmer que les RTS étaient des reliques du passé est devenu un lieu commun dans le courant des années 2000 et 2010. Genre roi des années 1990, aux côtés des jeux d’aventure, des jeux de combat et des Doom-likes, le RTS semblait ne plus résonner avec le public contemporain. Jugé difficile d’accès, mécaniquement trop exigent, stressant, trop complexe, il a été largement détrôné par un concurrent plus accessible et né en son sein, le Multiplayer Online Battle Arena (MOBA). Pendant les 7 ans qui nous séparent de la date de sortie de Starcraft 2, peu de RTS traditionnels (mêlant la macro-gestion de bases et la micro-gestion d’armées sur une carte délimitée) ont été mis sur le marché. Grey Goo (Petroglyph Games, 2015) fait figure d’exception notable, mais paraît bien isolé parmi les très nombreux MOBA ou autres jeux tactiques de micro-gestion, tel que Battlefleet Gothic: Armada (Tindalos Interactive, 2016). Dans le même temps, Starcraft 2 voyait sa position d’e-sport de référence s’effriter rapidement au profit de Counter Strike: GO, League of Legends et Dota 2, ce qui contraignit la Kespa, institution centrale de l’e-sport coréen, à fermer en 2016 le tournoi StarCraft Proleague, plus ancien tournoi d’e-sport à rayonnement mondial.
Prospérité des jeux de niche
Au regard de ce contexte ambivalent, l’année 2017 pourrait être interprétée comme une péripétie dans l’histoire longue d’un genre à la dérive. Nous pourrions toutefois rappeler quelques précédents qui montrent que les consensus autour de la fin d’un genre peuvent s’avérer être des effets d’optique dus à un mélange des échelles, dans le contexte d’une industrie si jeune qu’elle semble parfois avoir des difficultés à évaluer les potentialités de ses marchés. En effet, qu’est-ce qu’un succès dans la première industrie du divertissement qu’est le jeu vidéo ? Est-ce que tout jeu doit atteindre le nombre de joueurs de Dota 2 pour être qualifié de réussite ? Doit-il continuer de générer des revenus dix ans après sa sortie, grâce à des micro-transactions et des lootboxes, pour avoir réussi ? Ou est-ce que le dégagement d’un bénéfice net, ou retour sur investissement, opéré par un jeu jugé supérieur à la moyenne par ses joueurs et la critique, est un indicateur suffisant pour annoncer qu’un jeu a réussi ?
Si la vitalité d’un genre s’évalue à la capacité de ses membres à générer un retour sur investissement, alors la diversification des publics qu’on observe depuis la dématérialisation du jeu vidéo devrait amener à relativiser le concept de « fin d’un genre ». Avec la démocratisation de Steam et la naissance de nouveaux canaux de publicité (YouTube, Twitter, streamers, entre autres) on constate en effet que les genres niches peuvent désormais rencontrer un public bien plus vaste que dans les années 1990. En additionnant les petits publics d’un grand nombre de pays et en utilisant Steam comme pivot, des genres comme les Visual Novels ont pu construire une réussite commerciale qui a surpris nombre d’observateurs. De même, les simulateurs de travail, les « simulateurs de marche », les jeux d’aventure, n’auraient vraisemblablement pas pu prospérer sans les avantages conférés par l’économie dématérialisée et ubiquitaire de Steam. La fluidité du marché du jeu vidéo induite par Steam a permis à des genres considérés comme faillis, « morts », ou invendables, de rencontrer des demandes éparses et, ainsi, de se construire une réussite insoupçonnée.
Cette logique économique, qui a profité à des genres niches, peut-elle permettre au RTS d’opérer un retour sur la scène vidéoludique ? C’est peu probable, car un RTS traditionnel demande un temps et des ressources de développement importants. Un RTS ne saurait sortir sur le marché sans une campagne robuste (qui était, à vrai dire, le cœur des RTS des années 1990, et la seule manière d’expérimenter le genre pour beaucoup de joueurs). Il ne saurait non plus sortir sans un travail d’équilibrage, en amont, des factions et des unités, ainsi que sans des mécaniques fondamentales au moins aussi élégantes qu’un Warcraft 3 (étalon ayant déjà 15 ans). Force est de constater que le genre du RTS n’est pas le plus réaliste à développer pour un studio indépendant aux ressources limitées. Son retour sur investissement est d’autant plus incertain que ses coûts minimums sont élevés, et que son public semble en décomposition. Pourquoi prendre un tel risque, lorsqu’on doit nécessairement réussir son projet sous peine de fermer le studio ? Restent donc les grandes entreprises, capables de prendre des risques du fait de leur trésorerie extensive.
Échelles des échecs et réussites
Pourtant, la prise de risque a déjà récemment été récompensée. Certains genres, jugés « morts » par les investisseurs, ont pu apporter des succès inattendus. Le cas de Bravely Default est en cela exemplaire, parce qu’il a amené Square Enix a communiquer sur le ressenti de sa direction et à mettre à nu leurs erreurs commerciales. Mis face à une réussite mondiale inattendue du titre, M. Matsuda, président de Square Enix, expliqua que « parce que nous avons séparé les cadres de développement selon les régions du monde, nous n’avons pas été capables de voir jusqu’à présent que les joueurs de JRPG existaient en dehors du Japon »1. En effet, Square Enix avait décidé, environ 10 ans auparavant, de réserver la vente de JRPG au marché japonais. Ce genre, pourtant très populaire en Europe et aux États-Unis pendant les années 1990, avait été, dans le courant des années 2000, jugé invendable par les experts de Square Enix, sans que l’on comprenne réellement ce qui motivait cette décision. Les publics occidentaux de JRPG n’arrêtèrent pourtant jamais d’exister et se rabattirent, qui sur le retro-gaming, qui sur les RPG occidentaux, qui sur les MMORPG, tout en cultivant l’espoir de revoir un jour un nouveau Chrono Trigger, ou un véritable Final Fantasy.
La fracture entre Square Enix et ses publics est d’autant plus fantaisiste que des signaux de bonne santé du marché occidental avaient été envoyés peu de temps avant leur désinvestissement : Dragon Quest 8 (2004) s’était par exemple vendu très honorablement aux États-Unis. Cette crise de l’offre, alors que la demande existait et que l’argent ne demandait qu’à être moissonné, montre qu’il est tout à fait envisageable, dans l’industrie des jeux vidéo, de voir un genre péricliter non pas parce que ses publics disparaissent, mais parce que les producteurs s’avèrent incapables d’identifier correctement les attentes du marché et décrètent un jour une stratégie inadaptée.
Quantifier le public des RTS ?
Il est très difficile de rassembler un corpus suffisant de données pour affirmer que le genre du RTS se trouverait dans ce cas spécifique de sous-dimensionnement de l’offre. Afin de pouvoir trancher si l’hypothèse d’une demande inassouvie était juste, il faudrait avoir accès à tous les chiffres de ventes des RTS des dix dernières années, consolidés par leur nombre de joueurs pendant les plusieurs mois suivant leur sortie. Or, pour la plupart des titres, nous n’avons accès à ces informations que par http://steamcharts.com/ et https://steamspy.com/, outils intéressants mais qui peuvent ignorer la partie hors-Steam des ventes et s’avérer peu précis. De plus, certaines compagnies n’utilisent pas du tout Steam et sont très avares en informations : impossible de savoir précisément combien de StarCraft: Remastered Blizzard a vendu, par exemple. Toute tentative de description des dynamiques de ce marché serait donc nécessairement en déphasage avec sa réalité.
Cette limite étant posée, on peut tout de même noter quelques traits saillants du marché des RTS, d’après les données parcellaires disponibles. Tout d’abord, un public de spécialistes d’environ 300.000 acheteurs se dégage. Même les RTS les plus médiocres (Dawn of War 3) , les plus étonnants (Offworld Trading Company) ou les plus obscurs (Grey Goo) arrivent à se hisser à ce nombre de ventes. Il faut comprendre ce public assez resserré de 300.000 personnes comme un ensemble de joueurs prêts à explorer d’autres titres que ceux produits par Blizzard. Ils sont à distinguer des hardcores gamers du RTS, rivés à Starcraft 1 ou 2 et ne ressentant pas le besoin d’aller essayer d’autres RTS. Ce public mobile adhère à l’expérience du genre en général, et en cela constitue le réservoir de consommateurs que peut espérer accrocher un RTS triple A.
Si une entreprise peut compter sur 300.000 copies vendues coûtant 60 dollars, et sachant que ce prix contient environ 20 % de taxes et 30 % conservé par le distributeur (politique de Steam ainsi que de la plupart des revendeurs américains) elle ne génère donc qu’une recette de 9 millions de dollars. Dans un environnement où le moindre jeu de haute qualité demande plusieurs dizaines de millions de dollars pour être produit, on peut s’interroger fortement sur la taille du trou financier laissé par les RTS récents dans la trésorerie de leur producteur.
Conclusion
Se lancer dans la production d’un RTS tels qu’on les connaît aujourd’hui semble donc relever de l’aventure financière pour des studios plus fragiles que les plus grands vaisseaux de l’industrie. L’avenir du RTS pourrait se décliner en deux ensembles : les productions Blizzard, hegemon du marché, d’une part, et des productions de faible amplitude pouvant facilement opérer un retour sur investissement, d’autre part. La sortie récente de deux petits RTS offrant des expériences très condensées (Iron Marines sur mobile et Tooth and Tail sur PC) pourrait être le signe avant coureur de la voie prise par le genre RTS. Des expériences réduites mais efficaces faites pour un public limité mais désireux de jouer, régulièrement, à un nouveau RTS.
Cet article était né de l’espoir que la « mort » du RTS ne soit qu’un mythe et que les données le contredisent. Je dois toutefois, après analyse, me ranger à l’avis général : on observe effectivement pour ce genre un rétrécissement à la fois de la demande et de l’offre depuis 15 ans qui ne semble pas près de s’inverser. La réussite des titres Blizzard ne doit pas faire oublier que le vide s’est fait autour d’eux et que tous les autres RTS ont du mal à effectuer un retour sur investissement. Certes, le RTS ne disparaîtra pas, mais l’avenir du genre se situe certainement dans un rabattement de ses ambitions. On peut avancer que les RTS non-Blizzard subiront dans les années prochaines une mutation profonde en empruntant la voie des jeux de niche : des expériences condensées, aux objectifs et boucles de gameplay limités, mais satisfaisantes.
1 Interview de M. Yosuke Matsuda menée par le site Nikkei Trendy (31 mars 2014) : http://trendy.nikkeibp.co.jp/article/special/20140328/1056236/?P=9 ; traduite en Anglais par Sato pour le site Siliconera : http://www.siliconera.com/2014/03/31/bravely-defaults-success-west-making-square-enix-rethink-jrpgs/