Browsed by
Category: Définitions

L’art dans les jeux vidéo : un sujet mal posé

L’art dans les jeux vidéo : un sujet mal posé

Avec la multiplication des expositions dédiées aux jeux vidéo, comme à New York ou à la Cité des Sciences en octobre 2013, les médias véhiculent des phrases à l’emporte-pièce et globalement maladroites, telles que : “Et le jeu vidéo devint un art ” (le Parisien). Ceci est l’exemple d’une pensée qui croit qu’il suffit d’entrer dans un musée pour devenir une oeuvre d’art. Les questions des relations entre l’art et les jeux vidéo et de la capacité d’un jeu vidéo à devenir un objet esthétique sont cependant des sujets intéressants et pertinents, qui méritent l’attention. Trop souvent posées dans les termes naïfs : “Le jeu vidéo est-il un art ?”, ces problématiques perdent de leur intensité et ne peuvent pas mener à une réflexion féconde. Il s’agit ici d’essayer de dépasser cette formulation limitée.

Des pratiques culturelles hétérogènes

Il faut tout d’abord poser que le jeu vidéo est une pratique culturelle au sens le plus simple. Il s’agit bien d’une pratique puisque des acteurs dédient une partie de leur temps à se confronter à l’expérience vidéoludique ; le jeu vidéo fait bien partie de cultures humaines puisqu’on ne naît pas naturellement avec un joypad entre les mains mais qu’il procède d’une construction technique d’abord, sociale ensuite. La culture étant l’héritage non-naturel partagé et transmis par un groupe humain qui leur sert de fonds commun pour communiquer, on peut bien parler de pratique culturelle pour les jeux vidéo.

Si l’on change d’échelle pour s’intéresser à la question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité du jeu vidéo en tant que pratique culturelle, on s’aperçoit rapidement qu’aujourd’hui il n’est plus possible de considérer le jeu vidéo comme une pratique unique. D’abord parce que ses publics et supports ont été démultipliés ces dernières années. Quoi de commun, en effet, entre les expériences d’un cadre supérieur qui joue à Candy Crush dans le métro, d’un acteur qui se nomme lui-même “hardcore gamer” sur Street Fighter 2 ou d’un joueur de Call of Duty ? Nous sommes donc face à des pratiques culturelles variées : les jeux vidéo ne peuvent se concevoir qu’au pluriel.

L’art ne provient pas de supports ou de sujets dédiés

Du fait de cette variété des pratiques, des produits, des publics, il est tout à fait impossible que “le jeu vidéo” soit entièrement et essentiellement “un art”. Mais ceci est vrai d’absolument toutes les pratiques culturelles : le livre, par exemple, n’est pas un art en soi. L’acte de relier des feuilles imprimées de phrases ne constitue en effet pas un moyen systématique de production d’art. Et la variété des livres, qui vont du manuel de cuisine à l’essai philosophique en passant par des romans de qualités inégales, ne permettent pas de dire que “le livre est un art”.

Au XIXe siècle, Baudelaire a d’abord montré que le matériau poétique ne pouvait pas se limiter aux sujets pastoraux traditionnels, libérant ainsi la production artistique de ses limites habituelles. Cette démonstration par la preuve de la variété de l’art a été prolongée par la dérision de Marcel Duchamp, qui a tourné en ridicule le musée comme espace auto-producteur d’art. Ces provocations d’artistes ont contribué à prouver que ce n’est ni le sujet, ni le support, ni le lieu d’exposition qui créent l’oeuvre d’art. Il n’y a ainsi pas de “sujet artistique” : la beauté peut être atteinte autant en parlant de cadavres que de petits oiseaux, et il n’y a pas non plus de “support artistique” : tout support peut être mobilisé par l’artiste pour produire une oeuvre esthétique car ce qui compte n’est pas le matériau mais l’usage qu’en fait le créateur.

Esthétique contre discursif

Si ce n’est ni le sujet, ni le matériau qui discriminent les oeuvres d’art des autres oeuvres, qu’est-ce qui permet de les distinguer ? Si on suit Kant sur ce sujet, et cela semble être une base acceptable pour rester dans la simplicité et avancer, une oeuvre est artistique à partir du moment où elle transmet à son public une “idée esthétique”. En schématisant, cela signifie que le travail de l’artiste augmente les matériaux de sens qui les dépassent et qui ne peuvent pas être exprimés par des concepts renvoyant à la matérialité. Par exemple, un morceau de musique ne peut pas vous figurer “un homme bleu rentrant dans un bar par une petite porte”, mais il peut vous suggérer l’idée du mouvement. L’oeuvre d’art remplit ainsi son but lorsqu’elle transmet à son public une intuition fantôme d’une idée nouvelle que l’on doit ensuite s’efforcer de formuler. La beauté est alors définie comme la capacité à éveiller chez le public une idée esthétique (quelle soit agréable ou non, entendons nous bien qu’une répulsion peut être la manifestation d’une idée esthétique). La critique d’art classique, d’ailleurs, repose sur la recherche des mécanismes qui produisent du beau, c’est à dire qu’elle répond à la question : “comment se fait-il que ce texte-ci provoque une idée esthétique alors que celui-là pas du tout ?”.

Parce que l’idée esthétique passe par la sensibilité et non par le langage, elle est mécaniquement dissoute par le discursif. La compréhension d’un discours organisé se fait en effet par la logique et la raison, qui demandent une certaine mobilisation réflexive. C’est donc parce qu’elles empruntent des chemins de compréhension différents que l’esthétique et le discursif s’annulent l’un l’autre, dans un effet de balancier. Ce constat est subtil et ne doit pas être compris dans le sens d’un vulgaire “si on comprend rien ça veut dire que c’est de l’art”. La compréhension de l’idée esthétique emprunte simplement des chemins différents de la compréhension du discours logique : celui des sens et non de la raison.

Reformuler le problème : quels moments esthétiques dans les jeux vidéo ?

Tout cela conduit à penser que la question “Le jeu vidéo est-il un art ?” est terriblement mal posée.

D’abord parce que la pratique artistique n’a cure du support sur lequel elle s’exerce puisqu’il s’agit d’une méthode de transformation du réel : tout support peut devenir art. Mais surtout, très peu d’oeuvres “sont” art de manières essentielle et totale. Parce que l’artiste est un humain faillible, ses oeuvres sont quasiment toujours inégales et inabouties. Des passages de l’oeuvre peuvent générer une intuition, d’autres tomber à plat, d’autres y arriver imparfaitement. Les oeuvres portent, à vrai dire, une certaine densité de moments esthétiques, c’est à dire de passages qui éveillent une intuition chez le public, et c’est à partir d’une densité forte que l’on reconnaît le terme d’art à une oeuvre. A la vue de tout cela, on peut admettre qu’il est vraisemblable qu’un jeu vidéo puisse, à un moment de son déroulement, atteindre une charge esthétique par ses moyens propres.

Or, Le jeu vidéo offre la particularité de proposer un nouveau rapport à la sensibilité : le gameplay, lié au toucher, et qui n’est pas exclusif de l’ouïe et de la vue, également mobilisés. Il s’agit donc d’un support a priori intéressant pour le travail artistique, puisqu’il mobilise un sens quasiment absent de l’art habituel. On peut penser que ceci permet de nouvelles formes esthétiques, un nouveau rapport à ce qu’est l’art, sans préjuger de son exploitation effective dans les jeux existants. Cette première idée ouvre un chemin de recherche et l’ambition est justement de vérifier, par l’analyse, si des jeux vidéo ont été capables de se constituer des moments esthétiques.

Ainsi, la question pertinente ne peut pas être “le jeu vidéo est-il un art ?” mais plutôt “quand et comment le jeu vidéo parvient-il à générer des moments esthétiques ?”. Et “y a-t-il des jeux vidéo de forte densité esthétique ?” C’est sur ces questions que l’on tentera de réfléchir.

Qu’est-ce que le jeu vidéo ?

Qu’est-ce que le jeu vidéo ?

Bien débuter l’étude d’une pratique culturelle nécessite de la définir clairement et largement avant même d’entreprendre quelque remarque précise que ce soit, car c’est sur des fondations solides que l’on construit les plus hautes tours. Un objet mal défini, mal appréhendé ou mal perçu entraîne nécessairement une pensée branlante que l’on rafistole sans cesse de mots inutiles. On reconnaît en effet une bonne définition à cela qu’elle est simple et ramassée en quelques termes. L’expansion en périodes interminables, qui roulent sur dix lignes, pour aboutir à une définition indigeste est la marque d’une pensée qui glisse sur l’objet qu’elle tente de saisir. Ce que l’on conçoit bien se dit clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément.

Il ne s’agit donc pas dans ce propos liminaire d’assommer le lecteur, mais de parvenir, à partir de la recherche existante, à une définition convenable, simple et admissible des termes : « jeu vidéo ». De cette définition, il sera naturel (et même stimulant) de voir naître des cas limites qui la bousculent et tentent de la faire vaciller. C’est par la qualité de travail sur ces cas aux frontières du champ d’étude que l’on teste la valeur d’une idée, qu’on l’améliore ou la récuse. On ne me prêtera donc pas l’ambition de poser en quelques mots une vérité cristalline inattaquable. J’invite bien au contraire chacun à attaquer et faire tomber mes idées par la force des leurs, car c’est dans la confrontation des thèses que la recherche progresse, et non pas dans le consensus.

Je ne compte pas non plus me prêter au jeu assez vain de prouver la légitimité de mon objet d’étude. Si j’étudie les jeux vidéo, c’est en effet pour le plaisir de réfléchir sur une pratique que j’apprécie et pas pour la légitimer aux yeux de mes pairs habituels, en université. J’ai par ailleurs la conviction que c’est la production d’une recherche de qualité qui produit, mécaniquement, une légitimation du sujet d’étude. Les longs discours sur la valeur culturelle des jeux vidéo n’ont donc pas de valeur en soi et ne peuvent convaincre que ceux qui le sont déjà.

Un champ d’étude à défricher

Ceci étant dit, il me semble que l’effort de définition du terme « jeu vidéo » rencontre tout d’abord le problème qu’il n’a, jusqu’ici, que rarement été mené. Il existe de nombreuses recherches sur le jeu en général, mais le jeu vidéo est avant tout l’apanage des game studies américaines, très actives depuis 2001. Les game studies ont le grand mérite d’avoir ouvert un champ de recherche. La capacité du monde universitaire américain à se saisir de tout objet et à recueillir, dans des revues adaptées, des articles de tous les horizons, le dote d’une vivacité incomparable à celle de l’université française. Cette capacité d’initiative rencontre toutefois deux problèmes majeurs. Il manque, d’abord, souvent aux studies une trajectoire cohérente. La canalisation en un seul lieu des flux d’idées pose également le problème de la pauvreté définitionnelle de l’objet étudié, car à mesure que s’ajoutent des contributeurs sur des sujets toujours plus précis et resserrés, on perd de vue l’idée d’ensemble qui s’appauvrit peu à peu jusqu’à devenir une définition sinon mauvaise, au moins contestable.

A ce jour, si les game studies devaient nous fournir une définition du terme : « video games », elles nous répondraient que les jeux vidéo sont un ensemble de règles permettant l’état ludique. Cette définition a le mérite de la clarté et de la simplicité mais pose des difficultés, à vrai dire, importantes. Tout d’abord, elle ne répond en rien à l’exigence de discrimination qu’impose l’effort de définition. Les jeux vidéo ne sont en effet ici pas clairement séparés des jeux de plateau, jeux de rôles, etc. qui tous sont constitués, entre autres éléments, d’un ensemble de règles. Elle ne nous dit donc pas en quoi le jeu vidéo est une pratique spécifique. De plus, cette définition ne nous dit pas non plus ce que l’on entend par « état ludique », et nous laisse alors dans l’expectative ou l’interprétation personnelle de la pensée d’autrui. Par ailleurs, cette définition oublie un acteur essentiel du jeu vidéo, le joueur, dont l’expérience ludique est pourtant décisive pour comprendre ce qu’est le jeu vidéo et est trop complexe pour être confondue à un « état ludique » commun à toutes les formes de jeux. On remarque également que cette définition oublie les jeux sans règles produits par les enfants, comme le chahut, mais cela ne concerne pas notre sujet.

Mais surtout, cette définition est incapable de nous expliquer comment le jeu vidéo peut devenir support de nombreuses expériences ludiques concurrentes sans pour autant changer son code, sa routine, son exécution. Un même Super Mario Bros. (NES, 1985) peut ainsi être joué selon les règles explicites du programme (le feedback présenté au joueur), ou être, en quelque sorte, détourné par un tool assisted speedrunner qui, tout en respectant les règles implicites du programme (ce que permet le code), crée une expérience ludique nouvelle. On ne peut décemment pas confondre en un seul « état ludique » ces deux expériences fondamentalement différentes sans passer à côté du sujet.

Le contrat ludique, notion fertile

La recherche française commence à s’ouvrir à ce que le CNRS et l’EHESS nomment l’« anthropologie du jeu ». Le sujet est passionnant mais excède la question, plus précise, des jeux vidéo. Ce qui est intéressant avec les jeux vidéo, c’est qu’ils ne sont pas intégralement contenus dans ce champ de recherche du CNRS. Parce qu’ils incorporent des parcelles de l’électronique, du sport, de l’artistique, ils évoluent entre différents domaines et incitent aux recherches transdisciplinaires. La philosophie française du jeu nous apporte tout de même une première pierre intéressante pour fonder notre définition du jeu vidéo.

L’idée de « contrat social » a été féconde dans l’histoire de la pensée en France et remonte, évidemment, à Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle. Il s’agissait alors de montrer qu’une société se forme par l’accord de plusieurs de renoncer à leurs libertés naturelles (la loi du plus fort) pour y substituer une liberté contractuelle définie par l’État, personne morale commune à tous les contractants. Des chercheurs français, comme Thierry Wendling, ont adapté cette idée au jeu en proposant qu’il était issu d’un « contrat ludique » entre différents acteurs prenant ainsi le rôle de « joueurs ». Dans le cadre de l’espace défini par ce contrat, ces joueurs n’ont plus les mêmes libertés ni les mêmes droits qu’à l’extérieur de l’espace ludique. Un joueur de go ne peut par exemple pas voler une pièce de son adversaire qui le gène. Les joueurs acceptent donc de renoncer à leurs libertés d’action usuelles pour y substituer les libertés permises par les règles du jeu, plus ou moins lâches. Il est alors acceptable de dire qu’un « contrat ludique » est une forme de contrat social qui a pour but l’amusement commun de ses contractants.

Ce contrat ludique est un objet social qui peut être rompu. Un tricheur enfreint, par exemple, les règles que tous les joueurs sont censés accepter pour que le jeu fonctionne. En se mettant à l’écart des règles, en n’en respectant pas les contraintes nécessaires, le tricheur brise le contrat ludique et, dès lors qu’il est découvert, force le jeu à s’arrêter par l’abandon des autres joueurs ou son exclusion. Plus simplement, lorsqu’il est décidé par les joueurs de cesser le jeu, l’espace ludique perd sa fonction et les acteurs se séparent, brisant ainsi le contrat ludique. On peut alors accepter de dire qu’un contrat ludique se rompt dès lors que ses acteurs ont décidé d’y mettre fin. Cette idée de la rupture de contrat ludique est importante pour la suite et il faut la garder à l’esprit.

Asymétrie et variété de l’expérience vidéoludique

L’idée d’un « contrat ludique » semble à la fois flexible et féconde car elle ne place pas au centre de la définition du jeu un de ses éléments ponctuels (comme les règles) mais procède à une compréhension globale en le présentant comme une expérience sociale particulière. Ce qui est encore plus intéressant est de confronter cette idée à l’objet « jeu vidéo ». Il faut d’abord identifier les acteurs du contrat vidéoludique ; qui sont-ils ? On pourrait les limiter à deux ensembles : le développeur qui propose les termes du contrat, comme des règles de jeu implicites (ce que permet le code) et explicites (le feedback présenté), un espace de jeu (les graphismes, le son, les entrées acceptées…), un vecteur de jeu (la machine capable d’exécuter le jeu) ; et le joueur dont on attend qu’il accepte ce contrat et soit amené à s’amuser grâce à lui. On note immédiatement un paradoxe : contrairement à de nombreux autres formes de jeux, il n’y a pas coprésence des acteurs dans le contrat vidéoludique alors que le jeu s’exécute tout de même.

Je tiens à préciser ici une distinction entre jeux vidéo et jeux de plateau. Dans ces derniers, le créateur fabrique les termes du contrat mais n’a aucun moyen, par la suite, de les imposer aux joueurs. Ceux-ci peuvent prendre les règles comme des conseils non-contraignants et décider de créer les leurs. Dans tous les cas, le jeu de plateau cesse son exécution normale (voulue par son créateur) lorsque les joueurs modifient les termes du contrat ludique. Ce qu’il y a de distinctif et d’intéressant dans le jeu vidéo c’est que le contrat voulu par le développeur ne se rompt pas réellement lorsque le joueur le récuse, car la machine, vecteur du jeu, poursuit son exécution malgré la volonté du joueur. A l’inverse, on peut dire que lorsque le joueur crée ses propres termes, le développeur n’est pas non plus capable de rompre le contrat vidéoludique et la machine continue d’exécuter le jeu alors même que le joueur le détourne de ses termes initiaux. On peut ainsi dire que le jeu vidéo a ceci de spécifique que son contrat ludique continue de s’exécuter alors qu’un contractant l’a rompu unilatéralement.

Considérons, par exemple, le jeu The Legend of Zelda : Ocarina of Time (1998, Nintendo 64). Les nombreux speedrunners et tool assisted speedrunners qui se sont intéressés à ce jeu ont poussé jusqu’à son terme l’idée d’un contrat vidéoludique asymétrique, car brisé d’un côté sans pour autant s’arrêter. En profitant des règles implicites du programme, ceux-ci ont développé des méthodes de jeu qui vont à l’encontre des termes énoncés par le contrat initial. Il est par exemple possible de modifier des objets en jouant sur leur valeur d’accès (reverse bottle adventure), de sortir des limites de l’espace ludique (out of bounds), de créer des téléportations non-prévues par les développeurs (wrong warp). Nous sommes alors en présence d’un contrat vidéoludique rompu par le joueur, puisqu’il ne respecte plus les règles explicites qui unissaient le développeur et le joueur en un accord, et qui se trouve remplacé par un nouveau contrat ludique dont les termes ont été énoncés par le joueur et non plus le développeur. On voit alors se former une asymétrie dans le contrat vidéoludique. Car, alors que la machine exécute un contrat A, le joueur y substitue un contrat B, tout en restant dans les termes techniques produits pour le contrat A. Le développeur et le joueur, qui sont séparés par l’espace et par le temps, n’évoluent donc plus dans les mêmes termes. Cette asymétrie est uniquement rendue possible grâce au vecteur machine, et est donc unique au jeu vidéo, et même constitutive de sa définition.

Sans aller dans ces cas presque caricaturaux que constituent les speedruns, on conçoit que la séparation spatiotemporelle des acteurs du contrat, couplée à une machine exécutant les termes du contrat voulus par le développeur, créent nécessairement une asymétrie dans le contrat vidéoludique. Peut-être même, si l’on va au bout du raisonnement, que le jeu vidéo est un contrat ludique défini par sa semi-rupture toujours possible, que ce soit du fait d’un développeur s’étant trompé dans la programmation du jeu (bug, glitch, erreur de design…) ou par un joueur en porte-à-faux avec les termes du contrat qui lui sont proposés (frustration, refus, détournement, substitution…). Dans tous ces cas, assez fréquents, la réalité que la machine n’interrompt pas l’exécution du contrat ludique rompu est essentielle, car elle permet de comprendre en quoi le jeu vidéo est spécifique par rapport aux autres formes de jeux qui s’effondrent lorsque leurs acteurs rompent leur contrat. Le jeu vidéo, au contraire, fait persister l’espace, les règles, le vecteur du contrat ludique même lorsque tous ses contractants l’ont récusé. En cela, le jeu vidéo est une forme de contrat à la fois figé et dynamique. Figé parce que les termes du contrat initial formés par le développeur sont inscrits dans son code ; dynamique car il est possible de superposer de nouveaux contrats ludiques au premier sans pour autant que la machine décide d’interrompre l’exécution. Cette plasticité dure du jeu vidéo, ainsi que l’absence de coprésence de ses acteurs, font de l’expérience vidéoludique une communion non-partagée entre développeur et joueur par l’intermédiaire d’une machine. Elles fondent également l’idée de contrats ludiques asymétriques et superposés que l’on ne trouve que dans le jeu vidéo.

Si l’on devait ramasser en une définition, à la fois simple et courte, ce qui a été avancé ci-dessus, on pourrait dire que le jeu vidéo est un contrat ludique asymétrique. A mon sens, ces trois mots rassemblent la spécificité profonde du jeu vidéo.