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Category: Critiques

Hearthstone : les dessous de l’addiction

Hearthstone : les dessous de l’addiction

En s’emparant du genre du jeu de cartes à collectionner (JCC) en 2014 avec Hearthstone, Blizzard entertainment a réussi le pari risqué de transformer un petit projet porté par deux personnes, dans un genre de niche, en un des plus grands succès vidéoludiques des dernières années. Hearthstone comptait environ 10 millions de comptes régulièrement actifs en 2014, 40 millions à la fin de l’année 2015 et 50 millions après la sortie de l’extension Whispers of the Old Gods. Cette réussite n’était pas acquise. Depuis l’invention du JCC par Richard Garfield (Magic : the Gathering, 1993), les développeurs se sont échinés à en porter les mécaniques sur ordinateur (voire console), avec des succès mitigés. Peu à peu, le JCC sur ordinateur s’était enraciné comme un genre au public limité. Ce constat poussait les développeurs à satisfaire les attentes de ce public fidèle, exigeant et stimulé par la complexité mécanique et le deckbuilding. Les titres antérieurs à Hearthstone ont ainsi mis l’accent sur les tactiques liées au concept de positionnement et ont limité, voire banni, l’aléa, afin de proposer une expérience de jeu réflexive et nécessitant un haut degré de compétence. Might and Magic : Duel of Champions (2012) en est un bon exemple. Ce jeu plonge le joueur dans une structure plus complexe que les JCC physiques les plus difficiles d’accès (tels que Legend of the five rings ou Netrunner) et l’efficacité des cartes jouées dépend autant de leur placement que de leurs capacités intrinsèques.

L’équipe derrière Hearthstone prit le parti de renverser cette perspective. Plutôt que d’offrir aux joueurs des outils pour limiter l’aléa, Hearthstone mise non seulement sur la suppression des mécaniques limitant l’aléa (comme la recherche de cartes dans le deck), mais encore sur un renforcement délibéré de l’aléa dans les mécaniques internes aux cartes. Comme Ben Brode, lead designer de Hearthstone, aime à le répéter, ses choix fondamentaux se fondent sur trois piliers : simplifier les mécaniques pour les rendre accessibles ; ponctuer les parties d’événements aléatoires pour les pimenter et permettre au joueur de « se raconter une histoire » ; polir les feedbacks (rétroactions) visuels et sonores de chaque action afin de la rendre « fun ».

Mais, si cette philosophie explique l’essor rapide de Hearthstone, elle ne nous dit pas grand’chose des raisons qui poussent les joueurs à revenir régulièrement dans le jeu et, ainsi, à maintenir sa population aussi active. Nous pouvons en effet accepter l’idée, même en aimant Hearthstone, que ce jeu offre des mécaniques très inférieures à d’autres JCC du marché. Manque de flexibilité dans le deckbuilding, parties parfois décidées par un jet de dé de Ragnaros ou de Yogg-Saron bien placé, système d’assignation des attaques et positionnement réduits à leur plus simple expression. Alors, comment Hearthstone parvient-il à rendre fidèle une population aussi étendue, alors qu’elle a à disposition des jeux mécaniquement supérieurs ? Nous verrons que, au travers du design accessible défendu par Ben Brode, se déploie une véritable machine à capter l’attention humaine, à créer de petites émotions positives accoutumantes et à réinjecter un désir d’investissement dans le joueur. Une fois dépouillé de ses artifices joyeux, Hearthstone se présente comme une boîte de Skinner évoluée capable de capter et de rendre fidèles les consommateurs en jouant sur des ressorts subconscients. Il s’inscrit alors parfaitement dans le modèle des « logiciels attrapeurs » décrit par Nir Eyal dans Hooked: How to Build Habit-Forming Products.

1. Créer l’habitude : des stratégies d’attraction internes et externes

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S‘insérer dans les habitudes quotidiennes des utilisateurs est devenu un enjeu clairement identifié par les créateurs de logiciels et de contenus divertissants depuis l’avènement des réseaux sociaux (2005). La rapidité du zapping, la recherche de la gratuité et la fluidité des hyperliens font d’Internet un marché de l’attention avant d’être un marché de valeurs. Pour des compagnies comme Youtube (Alphabet), Facebook, Twitch (Amazon), la question première est d’obtenir un capital d’attention humaine afin de le monétiser ultérieurement, par exemple en le vendant à des annonceurs de publicité, ou en créant des synergies entre produits gratuits (Twitch) et payants (Amazon premium). Ce combat pour l’attention des usagers ne se limite pas aux grandes plateformes d’Internet. La saturation du marché du jeu vidéo, notamment mobile, pousse les développeurs à proposer des jeux à l’attractivité profonde. Être gratuit ne suffit plus, il faut s’assurer que les joueurs reviendront jouer le lendemain et ne zapperont pas vers un autre jeu similaire. Pour dégager de la valeur, il faut désormais non seulement être capable de former une grande base de joueurs, mais encore de la fidéliser, afin d’en retirer des profits réguliers et, ainsi, de transformer son jeu en rente. Il faut que le jeu se transforme en habitude quotidienne.

Afin de mettre en œuvre cette stratégie commerciale, les agents économiques ont développé l’idée de « l’habitude comme stratégie », laquelle passe tout d’abord par la présentation au joueur de « triggers » (déclencheurs) internes et externes dont la fonction principale est d’inciter le joueur à revenir plus tard. Les déclencheurs internes son intégrés au cœur du logiciel, tandis que les externes alertent lusager alors qu’il n’est pas en train d’utiliser le logiciel. Afin d’aller à l’essentiel, nous ne parlerons pas des déclencheurs externes, conçus pour pousser les joueurs à se souvenir que le logiciel existe et à y revenir. On notera simplement l’énergie et l’argent dépensés par Blizzard pour investir ses « community managers » dans des réseaux sociaux comme Reddit, aider des youtubeurs en les faisant participer aux campagnes publicitaires, financer des événements (compétitions, événements de sortie d’extension, publicités murales…).

Dans l’histoire des jeux gratuits, les déclencheurs internes ont d’abord été négatifs : ils organisaient la frustration du joueur. Un grand nombre de ces jeux imposent au joueur une limite d’actions quotidiennes, dans un espace ludique où chaque accomplissement prend un nombre d’actions gigantesque. À charge du joueur de mâcher sa frustration dans la patience ou de succomber à l’achat d’avantages qualitatifs (accélération du temps, objets obtenus immédiatement au lieu d’attendre, etc.). Ce format de déclencheurs internes n’est pas commercialement optimal, car il associe l’application à des émotions négatives et rançonne le joueur plus qu’il ne le motive. Les réseaux sociaux bouillonnent ainsi, à intervalle régulier, de dénonciations de ces titres « pay to win », au point de faire de ce terme un stigmate dévalorisant.

Un des piliers du design de Hearthstone est, au contraire, de bannir le sentiment de frustration et de manière générale les émotions négatives, afin que l’empreinte cognitive formée par le jeu chez le joueur ne soit teintée que par des affects agréables. Ses déclencheurs internes sont donc des récompenses disséminées au cours du jeu et suivant des chronologies enchâssées, ce qui génère un engagement de long terme. Chaque jour, le joueur reçoit une « quête » sanctionnée par une récompense virtuelle (de l’or, monnaie d’échange interne du jeu). Chaque semaine, il peut expérimenter un nouveau module de règles (« le bras de fer » ou « tavern brawl ») qui est sanctionné par le don gracieux de cinq cartes aléatoires. À mesure qu’il joue, il reçoit des cadeaux réguliers : nouveaux héros, nouvelles cartes de base, cartes dorées. Toutes les trois victoires, il obtient de l’or. Plus sa collection s’étoffe, plus il est susceptible de revenir pour rentabiliser le temps et l’argent investis dans le jeu. Ces systèmes de progression positifs, pratiqués par tous les jeux gratuits, permettent de fidéliser le joueur par les émotions ; mais Hearthstone ne s’arrête pas là.

Sa spécificité par rapport à d’autres jeux gratuits est d’implanter des déclencheurs internes à l’intérieur même de son équilibrage. La frustration et les émotions négatives sont traquées jusque dans les capacités de deckbuilding des joueurs. Ainsi, Blizzard sanctionne régulièrement des cartes et des combos (combinaisons d’effets) non pas pour leur efficacité, mais parce qu’ils créent des émotions négatives chez l’adversaire. Dans sa conférence « 10 bits of design wisdom », Eric Dodds (ancien directeur du projet Hearthstone) explique que la carte Mind Control était tout à fait équilibrée lorsqu’elle coûtait 8 manas, mais qu’elle a été remontée à 10 manas car elle frustrait l’adversaire. On se souvient également de combos au ratio victoire/défaite équilibré, mais violemment rééquilibrés par Blizzard, pour des raisons émotives, l’exemple le plus spectaculaire étant le combo Grim Patron + Warsong Commander. Ainsi, Blizzard chasse régulièrement les combos sans interaction du paysage d’Hearthstone afin d’en faire un lieu non pas de haute inventivité de deckbuilding ou de haute compétition, mais plutôt un lieu ne diffusant que des affects positifs au joueur, condition pour renforcer sa fidélité au jeu. Mais la qualité des émotions ne suffit pas à fidéliser le joueur ; il faut également le bombarder d’affects positifs à vitesse rapide afin de créer un sentiment continu d’agréable, appelé par les designers l’état de « fun » et par les spécialistes des logiciels attrapeurs « to dazzle », « dazzlement » (l’éblouissement).

2. Éblouir le joueur par des micro-plaisirs issus de micro-actions

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Dans Hearthstone, le joueur n’est pas seulement attiré par des déclencheurs qui renforcent des émotions positives, il est fidélisé par des boucles de gameplay simplifiées, raccourcis et délivrant chacune une rétroaction positive. L’équipe de Blizzard ne traque pas seulement la frustration dans l’équilibrage du jeu, mais l’a bannie de ses règles fondamentales. En « s’interrogeant sur les fondements du genre », Blizzard a cherché à « simplifier » les boucles de gameplay des JCC afin de faire correspondre les temps de l’action du joueur et de la réaction du jeu. Par exemple, le système de ressources d’Hearthstone est une simplification de celui de World of Warcraft : Trading Card Game, projet sur lequel travaillait Ben Brode. Dans WoW : TCG, les cartes de ressources (comparables aux terrains de Magic) produisent certes des points de ressource, mais leur absence peut être remplacée par la transformation d’une carte de sa main en carte de ressource. Cette mécanique de sacrifice permet d’éviter le fameux « mana starve » ou « mana screw » de Magic : le fait de perdre non pas par erreur de jugement, mais parce qu’on n’a pas pioché de terrains. Pendant le prototypage d’Hearthstone, Ben Brode franchit un nouveau pas. Puisqu’il est nécessaire d’obtenir une ressource supplémentaire chaque tour pour s’amuser, pourquoi frustrer le joueur des cartes de sa main en le forçant à les sacrifier ? Il décide d’offrir gratuitement, à chaque tour, le point de ressource supplémentaire, réconciliant ainsi l’affect négatif de l’attente (piocher une ressource) et l’affect positif de l’action (jouer des cartes grâce à ces ressources) en un seul affect positif. Puis, au cours de la partie, l’émotion positive créée par la prise d’action est systématiquement renforcée par des rétroactions positives (sons, animations, etc). Cette stratification de plusieurs affects positifs suite à une seule action du joueur permet de déclencher des réponses physiologiques et cérébrales au-delà de la conscience, de l’ordre du micro-plaisir hormonal.

Tout le design d’Hearthstone consiste à mettre bout à bout ces micro-plaisirs au sein d’une partie, à la fréquence la plus haute possible, afin d’accoutumer le joueur à ces plaisirs. C’est ce que Eric Dodds appelle la mise en lien des « little victories », renforcée par une multiplication de rétroactions agréables. Les actions du joueur sont réduites à leur plus simple appareil (poser une carte sur le champ de bataille, glisser les serviteurs pour attaquer, limiter les cartes à capacités complexes…) car, du point de vue du designer, elles ne sont pas leur propre but. Le but réel des actions du joueur est de déclencher des renforcements positifs qui viennent l’affecter sous la ligne de flottaison de la conscience, exactement comme tirer le bras d’un bandit-manchot. L’enjeu, pour le designer, n’est alors plus de proposer des boucles de gameplay enrichissantes, qui ouvrent des stratégies, ou même innovantes, mais plutôt d’en faire des instruments au service du « Hook » (grappin) qui va créer une habitude compulsive chez le joueur. La notion même de « jeu » s’en trouve quelque peu déstructurée au profit de l’idée d’habitude compulsive.

Mais ces récompenses émotionnelles seraient d’une efficacité limitée si elles se contentaient d’être linéaires et prévisibles. Tout comme on ne s’éblouit pas de voir toujours la même lumière s’allumer lorsqu’on ouvre son frigo, on se lasserait d’entendre la même rétroaction répétée cent fois. L’accoutumance peut mener au désintérêt. Sauf si l’aléa, l’imprévisible, rentre en jeu.

3. Conditionner le joueur par les récompenses variables

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Une fois posée l’idée qu’Hearthstone alterne, le plus rapidement possible, entre actions du joueur et récompenses émotionnelles stratifiées, nous retrouvons à vrai dire des schémas classiques de la psychologie comportementale. À commencer par le conditionnement de Pavlov, qui a mis en évidence les apprentissages subconscients du cerveau par l’association entre une action neutre et un renforcement positif. En délivrant, avec une répétition assumée, des émotions agréables à chaque micro-action du joueur, Hearthstone conditionne le joueur à l’aimer, par un transfert de stimulations classique. L’association « action → agréable » dérive jusqu’à correspondre à l’association « Hearthstone → agréable », car ce logiciel est le cadre neutre initial commun à toutes ces émotions positives. Tout comme Watson parvint à construire chez un enfant une peur des souris en renforçant leur présence neutre par une émotion négative, Hearthstone parvient à construire chez le joueur un plaisir compulsif en renforçant sa propre présence par des émotions positives.

Hearthstone parvient à conditionner son joueur à l’aimer grâce à sa capacité à alterner les récompenses prévisibles et imprévisibles. Les recherches de la psychologie comportementale ont en effet montré que le renforcement positif était d’autant plus puissant qu’il était imprévisible. Le façonnement de Skinner consiste ainsi à construire des comportements attendus chez un animal en associant ses actions à des récompenses. L’apprentissage peut se faire sans aléa : à chaque fois que l’animal actionne un levier, il obtient de la nourriture ; rapidement, l’animal se met à actionner le levier dès qu’il a faim. Mais il peut également être intermittent : l’animal actionne un levier et il n’a que 50 % de chance d’obtenir de la nourriture. Skinner met alors en évidence que, dans le second cas, l’apprentissage est plus lent mais le désir de toucher le levier augmente énormément. L’animal se met non plus à tirer le levier lorsqu’il a faim, mais en permanence, de manière compulsive. La variance du renforcement positif augmente les attitudes addictives du sujet. C’est exactement cette stratégie d’attraction que privilégie Hearthstone, en se faisant une sorte de grande boîte de Skinner très évoluée.

Car, à l’aléa inhérent à tout JCC, qui est déjà une forme de récompense variable, Hearthstone ajoute un aléa savamment distribué au sein même de son gameplay. Tout JCC possède en effet au moins deux types de récompenses variables. D’une part le joueur achète des booster packs qui contiennent des cartes aléatoires et sont autant de possibilités de plaisir, d’autre part il pioche à chaque tour une carte aléatoire de son deck, qui peut devenir une récompense lorsqu’il s’agit d’un « topdeck », c’est-à-dire de la bonne carte au bon moment. Mais l’équipe d’Hearthstone va au-delà de ces deux fondamentaux et développe une stratégie de design qui renforce « l‘histoire produite par les joueurs » en « embrassant le média numérique ». Derrière ces termes se cache l’idée de profiter du fait d’être un JCC sur ordinateur pour créer des interactions difficilement possibles dans un jeu papier et susceptibles de modifier le cours de la partie de manières imprévisibles. Des cartes comme Tinkmaster, Ragnaros, Yogg-Saron, Sylvanas, Dr. Boom, Knife Juggler, Brawl… possèdent des capacités aléatoires susceptibles de créer des histoires mémorables, étonnantes, impressionnantes. La variabilité des cartes est si présente dans le design fondamental d’Hearthstone qu’elle a conduit à la création d’un channel youtube populaire, Trolden, dédié à la recension de suites d’événements aléatoires improbables ou jouissifs.

Cette place centrale de l’aléa dans Hearthstone, parce qu’elle crée une récompense ou une punition variable, ne contribue pas seulement à générer de belles histoires, mais fait aussi du jeu une boîte de Skinner où le joueur ne peut pas anticiper les renforcements positifs (voire négatifs) que son action lui prodiguera. Par exemple, si le joueur invoque un Flame Juggler alors que l’adversaire contrôle un serviteur possédant 1 point de vie, il a 50 % de chance d’obtenir une récompense de faible intensité (Flame Juggler assigne son dégât au héros adverse) et 50 % d’avoir une récompense de forte intensité (Flame Juggler tue le serviteur adverse) en plus des rétroactions positives normales d’entrée en jeu (animation et son). Dans certaines conditions, il peut même offrir une chance de remporter la partie sur un jet de dé (si le héros adverse ne possède plus que 1 point de vie). Cette variance des récompenses, implantée comme mécanique principale de jeu, nous fait penser aux machines à sous des casinos, objets directement dérivés de la boîte de Skinner et qui en possède même les attributs morphologiques (une boîte qui a une chance de servir une récompense quand on tire le levier). Hearthstone comporte les exacts mêmes éléments et structures, derrière un vernis joyeux et engageant.

Conclusion : organiser l’addiction pour exister dans un marché très concurrentiel

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A la lecture de cet article, on pourrait croire que l’auteure porte un jugement de valeur sur la manière dont Blizzard organise l’addiction de ses joueurs à Hearthstone. Ce serait oublier qu’il n’est qu’une analyse factuelle à réintégrer dans un contexte commercial plus large. Si Blizzard applique ces stratégies pour faire rentrer Hearthstone dans les habitudes quotidiennes du joueur, c’est certes parce qu’elles sont efficaces, mais c’est également parce que le marché du jeu mobile est saturé et que l’offre déborde le temps disponible des joueurs. Avec trop de jeux de bonne facture disponibles, il ne suffit plus à un jeu d’être bon et gratuit pour survivre. Il lui faut être un logiciel attrapeur capable de ramener à lui les joueurs, de devenir une partie de leur routine quotidienne et de leur délivrer régulièrement du plaisir. Le jeu dépasse donc son état de divertissement passager pour devenir la petite manie que nous avons tous. Cette nécessité découle directement de la dématérialisation des jeux, de leur distribution par Internet et de leur abondance. La saturation du marché et la compétition incessante des contenus poussent à développer des stratégies pour retenir l’attention des utilisateurs et les fidéliser.

Mais alors, Hearthstone est-il encore un jeu ? Assurément, mais il est aussi plus qu’un jeu. Il est une boîte à conditionner l’esprit humain. Et c’est bien cela qui explique son succès fulgurant, malgré un gameplay inférieur à d’autres jeux du marché, à la fois en complexité et en intérêt objectif. Il ne nous semble pas incongru de noter, à ce propos, qu’Hearthstone nous est offert par la même compagnie qui a produit World of Warcraft, un jeu qui a particulièrement stimulé les recherches en psychologie et en addictologie pour comprendre ses effets puissants d’attraction et de fidélisation sur ses joueurs. Dans cette perspective, Hearthstone s’avère peut-être être le compendium des stratégies addictives explorées 10 ans plus tôt par World of Warcraft.

Civilization : l’humanité européenne

Civilization : l’humanité européenne

Le 21 octobre 2016 est sorti Civilization VI, un jeu de stratégie et de gestion excellent, aux boucles de gameplay bien pensées et addictives. Ce billet n’a pas pour objet de réfléchir aux conditions du succès de cette expérience vidéoludique, ni de la décrire. J’aimerais plutôt aborder, sans le juger, le substrat culturel qui nourrit la représentation de l’humanité dans la série Civilization. La multiplication des factions et des personnages historiques côtoie en effet un gameplay commun à tous, directement inspiré par une vision européenne de la civilisation, dont il est intéressant d’identifier les grands motifs. La représentation du monde portée par Civilization, profondément européenne, est d’autant plus facile à élever en modèle commun à toute l’humanité que ce processus existe et a existé dans le réel. À partir de la première mondialisation des XVIe et XVIIe siècles, l’homogénéisation des imaginaires humains s’est faite au rythme et à l’image des empires les plus puissants, tous issus de la matrice européenne. Depuis l’Espagne sur laquelle le soleil ne se couche jamais jusqu’à l’empire des États-Unis, la pensée issue de la matrice européenne s’est posée en référent de tous les imaginaires humains, venant les métisser et les infléchir plus que les remplacer.

Civilization est l’héritier de ce processus d’élévation de l’imaginaire européen à l’état d’imaginaire humain. Tout comme les humains de Star Trek parlent l’English et ont adopté le code moral et la sensibilité des gentlemen anglais, Civilization propose une vision unifiée de l’humanité teintée par son origine américaine. Car, si l’on réduit la signification de son expérience de jeu à sa substantifique moëlle, on voit que Civilization propose au joueur d’exploiter un environnement stable et abondant afin de progresser vers une mondialisation heureuse tout en disputant l’hégémonie à ses voisins.

Un environnement abondant et éternel

L’environnement de Civilization est un biome rêvé. Les ressources y sont facilement accessibles et leurs filons sont intarissables ; l’enjeu pour les joueurs est donc moins de gérer intelligemment ces ressources que de les préempter le plus vite possible et d’en exploiter un maximum. Si les ressources stratégiques sont limitées, dans le sens où elles ne peuvent satisfaire qu’un nombre limité d’unités (par exemple, une unité de chevaux ne peut être allouée qu’à une unité de cavalerie), elle ne s’épuisent toutefois jamais, sont stables et ne connaissent ni le lessivage, ni l’effondrement, ni la baisse de rendement. L’espace naturel, dans son ensemble, est un espace à conquérir et l’industrialisation n’a aucun effet négatif sur le milieu. La pollution est absente, les dysfonctionnements climatiques n’existent pas, la désertification n’inquiète personne. La nature présentée par Civilization est bien plus celle que les Européens libéraux croyaient (croient toujours ?) pouvoir dominer que ce système fragile, fait d’équilibres multiples et entré en crise, dans lequel nous vivons.

Cet imaginaire d’une nature abondante à exploiter jusqu’à la moëlle est profondément ancré dans la culture européenne et y devient hégémonique au XVIe siècle. Elle trouve sa légitimité, aux yeux des hommes de l’époque, dans la Genèse 1.26 : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ». Puisque la nature a été créée pour les plaisirs humains, alors la question n’est pas de gérer intelligemment la finitude de la biodiversité (pour éviter qu’elle ne s’épuise), mais de l’exploiter le plus massivement possible. Cette vision chrétienne de la nature a accompagné le développement du capitalisme européen dans ses diverses phases, depuis le XIIe siècle, et a empêché à cette culture de penser l’effondrement environnemental.

Il aurait pu ne pas en être ainsi. L’histoire étant faite de contingences, on remarque que, jusqu’au XVe siècle, un second paradigme chrétien de la nature cohabitait avec celui de la Genèse. Dans le premier épître aux Romains, Saint Paul dit : « La créature elle-même sera libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ». Cette phrase a laissé perplexes un grand nombre de théologiens médiévaux et a alimenté leurs débats. Si les cochons, les vaches, les fourmis et les autres animaux peuvent entrer au paradis et siéger à la droite de Dieu, béats de sa lumière, cela ne signifie-t-il pas qu’ils sont dôtés d’une âme ? Mais alors, s’ils possèdent une âme, faut-il baptiser les animaux ? Sont-ils responsables de leurs actes ? Et qu’en est-il des animaux sataniques, alliés de l’Ennemi, comme le dragon ? Le dragon peut-il être sauvé ? Force est de constater qu’à la fin du Moyen Âge, l’idée selon laquelle les animaux sont responsables de leurs actes et pouvaient gagner leur place au paradis était relativement ancrée dans les esprits : certains juges les traduisaient en justice tandis que de nombreux Saints préchaient la bonne parole aux bêtes (à l’image de Saint François d’Assise édifiant les oiseaux). On trouve également des évèques savoyards se résolvant à excommunier la société des rats, après l’échec de pourparlers avec leur souverain (qui n’a même pas daigné se présenter). Cette lecture de Saint Paul était porteuse d’une relation différente à la nature que celle de la Genèse, mais était développée par une minorité d’auteurs médiévaux. L’environnement était alors certes perçu comme une création, mais une création respectable où l’humain possède une place parmi d’autres et doit composer avec les autres habitants légitimes de la sphère terrestre. La première mondialisation du XVIe siècle et l’exploitation systématique des Amériques enterra toutefois définitivement cette seconde voie.

Civilization ne fait pas le choix de cette matrice minoritaire et lui préfère la majoritaire qui sous-tend nos esprits productivistes. Cette nature imaginée comme éternelle et stable permet aux sociétés de tendre vers un progrès linéaire, uniforme et mondialisé.

Du progrès linéaire à la mondialisation heureuse

Bien qu’ils aient fait un effort de complexification avec Civilization VI, les arbres technologiques de ces jeux vidéo, représentant les savoirs acquis par une société, restent extrêmement linéaires. Il n’est pas possible d’atteindre l’administration sans être passé par la roue. Une représentation bien réductrice des capacités d’invention humaines, mais, surtout, encore une fois directement issue de la pensée européenne. Au XIXe siècle, alors que les ethnographes commencent à arpenter les cultures qu’ils jugent« primitives », un historien français, Guizot, propose un schéma explicatif de l’évolution technique humaine. Pour Guizot, le progrès est linéaire et ne connaît qu’une possibilité d’évolution. Les sociétés humaines commencent à l’état de tribus, puis se développent en créant des villages, des villes, des infrastructures, et, enfin, l’État bourgeois européen, pinacle de la civilisation. Guizot envisageait bien qu’il existât d’autres formes plus abouties d’organisation sociale, mais elles tendraient nécessairement à l’amélioration de la condition humaine, dans un modèle résolument optimiste. Le schéma de Guizot, grand professeur de la Sorbonne, fut partagé et repris par la plupart des universités européennes et s’enkysta durablement dans nos esprits. Encore aujourd’hui, le musée du Quai Branly parle de « cultures premières » et d’« arts premiers », alors que les cultures traditionnelles africaines, océaniennes ou amazoniennes ne se sont pas figées à un état primitif. Elles ont adopté des formes en renouvellement constant et adaptées à leurs conditions de vie.

Civilization adopte clairement le schéma de Guizot : non seulement les technologies sont linéaires, de celles jugées les plus « simples » aux plus « complexes » (en oubliant que, par exemple, les sociétés amérindiennes ont inventé l’administration sans avoir inventé la roue…), mais encore, à partir de l’ère industrielle, les villes s’uniformisent sur le modèle européen. Car Civilization voit plus loin que Guizot et intègre les idées de la « mondialisation heureuse » et de la « fin de l’histoire », deux concepts datant des années 1980 et 1990. La mondialisation heureuse pose la prémisse non démontrée que l’augmentation des échanges mondiaux libéralisés et des interconnexions améliorera mécaniquement les conditions de vie de tous les humains connectés. Tandis que la fin de l’histoire prêche que la chute des régimes autoritaires tendra à renforcer les démocraties et le rôle de l’Organisation des Nations Unies (ONU), jusqu’à obtenir une société mondiale, démocratique, heureuse et coopérative, appuyée sur les idéaux libéraux. L’histoire prendra alors fin, car les conflits seront tous gérés au sein de l’ONU, sans besoin de guerre. Ces deux idéologies sont désormais globalement abandonnées, puisque l’histoire a récemment prouvé leur vacuité.

Toutefois, elles sous-tendent clairement tout le gameplay non-belliciste de Civilization. La victoire diplomatique consistant à former un congrès mondial suffisamment mûr pour se doter d’un chef renvoie à la « fin de l’histoire » (c’est d’ailleurs la fin de l’histoire du joueur). La victoire technologique suppose que le progrès ne s’arrêtera jamais de progresser de manière linéaire, jusqu’à ce que les humains soient capables de coloniser l’espace. La victoire culturelle est une représentation, par le gameplay, de l’uniformisation des cultures sous la pression de la mondialisation et des industries culturelles calquées sur celle des Etats-Unis. Laquelle véhicule l’idée que, lorsque chaque peuple aura été américanisé, la paix viendra de l’unification des mœurs (!). Toutes ces conditions de victoire semblent avoir été dérivées du corpus idéologique européen contemporain, et, même, plus précisément, du corpus états-unien, car la théorie de la fin de l’histoire n’a jamais vraiment pénétré la culture européenne, les intellectuels européens la jugeant trop manichéenne. Elles portent des représentations positives de l’humanité (dont on suppose qu’elle puisse sans cesse s’améliorer et trouver une paix mondiale), mais des représentations, à vrai dire, profondément impérialistes. Le constat de la réussite des empires européens, qui ont conquis cinq sixièmes du globe et ont, ensuite, remodelé les cultures à leur image, pousse Civilization à en adopter le corpus idéologique dans son entièreté et à en dériver des lignes de gameplay. Or, cet impérialisme occidental n’a pas été un pique-nique joyeux. Depuis l’extermination des Amérindiens par les Espagnols jusqu’au pilonnage par les Américains des ports japonais pour les forcer à adopter le libre-échange, les empires mondialisés se sont d’abord construits grâce à la violence et aux armes.

Course aux armements et impérialisme militaire

L’armement des nations joue un rôle important dans toute partie de Civilization : une course aux armements multilatérale s’opère pour éviter de se faire envahir, ou, au contraire, menacer les autres joueurs. Cette course contraint à améliorer la technologie de ses unités en permanence, afin de ne pas être laissé en arrière. De prime abord, on pourrait croire que c’est là une réalité historique positive ; après tout, la première guerre mondiale, la seconde et la Guerre froide n’ont-elles pas montré que le monde entier pouvait rentrer dans une spirale de course aux armements ? Ce serait voir l’histoire non seulement sur le très court terme (un siècle) et d’une manière trop schématique. S’il est vrai que la course aux armements est désormais pratiquée par toute nation moderne, il n’en a pas toujours été ainsi et, surtout, on peut dater très précisément la naissance de ce climat militariste.

La course aux armements et la paranoïa militariste trouvent leur source dans deux guerres endémiques européennes médiévales. D’une part la Reconquista, croisade permanente des ibériques chrétiens contre les royaumes musulmans implantés dans la péninsule depuis le VIIIe siècle, d’autre part la guerre dite de Cent Ans, mettant aux prises les différentes composantes du royaume de France et le royaume d’Angleterre. Ces deux guerres endémiques ont accouché de sociétés qui n’étaient plus seulement portées à la guerre, mais structurées par elle, jusqu’à modeler les manières de penser et de se comporter des habitants. Prenons le cas des Français (habitants de l’île-de-France) du XVe siècle, empêtrés dans des guerres civiles sans fin (1400-1407 ; 1411-1435 ; 1445 ; 1468-1477…). Il est frappant de voir que tout bon voyageur français de cette époque, arpentant des pays étrangers, n’est ni touché par les paysages, ni par les coutumes locales, encore moins par les arts ou la nourriture du terroir. Ce qui intéresse les Français, ce sont les capacités de défense du lieu qu’ils visitent. On les voit s’extasier devant l’épaisseur des murailles, la stature des soldats, la qualité des serpentines, l’étroitesse des cols à défendre. Les bombardes deviennent également un des cadeaux diplomatiques les plus prisés entre princes, tandis que l’idéal chevaleresque se décale insensiblement du modèle courtois du XIIe siècle vers un modèle viriliste. Geoffroy de Charny, grand chevalier du XIVe siècle, explique ainsi que piller des villages, brûler de églises et violer les femmes des voisins rapproche du salut chrétien, car c’est là ce que Dieu a décidé qu’un chevalier devait faire. Un peu plus tard, on voit les chevaliers du XVe siècle débattre de l’honneur comparé de se faire décapiter par un boulet de canon ou par une épée. Ils déplorent la mort du comte de Salisbury, en 1429, dont la tête et le casque se trouvent fusionnés par l’impact d’un boulet, lui délivrant ainsi une mort sans gloire.

Mais surtout, cette culture militariste pousse les Français, Espagnols, Anglais et Bourguignons, à sans cesse innover et chercher de nouvelles manières de réduire l’ennemi à un petit tas de chair. L’arme à feu européenne est ainsi utilisée pour la première fois par les Anglais à la bataille de Crécy (1346). Le modèle est récupéré par les autres factions, raffiné, jusqu’à donner des bombardes plus hautes qu’un homme crachant le tonnerre à chaque coup et, à l’autre bout du spectre, de petites couleuvrines portatives capables de transpercer plusieurs hommes en armure (à partir de 1420). En entrant dans d’autres régions, ces cultures rompues à la guerre totale déstabilisent des cultures pratiquant des guerres moins dures, plus ritualisées (Amériques pour les Espagnols, Italie pour les Français). Le topos des Aztèques terrorisés par les canons et les chevaux espagnols est bien connu (XVIe siècle). À cela s’ajoute le fait que les Aztèques avaient une conception rituelle de la « guerre des plumes » : toute personne tombée à terre s’avouait prisonnière. Les Espagnols, au contraire, luttaient jusqu’au dernier souffle et par tous les moyens, sans rechigner à quelque trahison. On connaît généralement moins le choc psychologique terrible subi par les Italiens lorsqu’ils ont vu déferler sur eux des Français gorgés de combativité. Les batteries de canons françaises tranchaient drastiquement avec les guerres plus ponctuelles des Italiens, entre bandes de condottieres interposées. Tranchait également la propension française à tout brûler et piller, sans discernement et sans respect des interdits chrétiens. Face à ces cultures pratiquant une guerre totale, les attaqués devaient s’adapter (Italiens) ou disparaître (Aztèques).

C’est bien par un effet de contamination et de réaction que la plupart des cultures ont dû se soumettre (colonisation) ou s’adapter (Japon, Éthiopie) à la puissance militaire développée par les cultures européennes militaristes. Le contraste est particulièrement frappant lorsqu’on analyse l’armement pratiqué au Japon. Les Japonais ont intégré par deux fois des armes à feu à leur arsenal sans juger utile de les raffiner. La bouche à feu chinoise resta utilisée sporadiquement au Japon jusqu’au XVIIe siècle, sans qu’il ne soit jugé utile de l’améliorer. Puis, avec l’introduction des armes à feu européennes par les Portugais, les daimyo japonais intégrèrent ces mousquets à leurs troupes et effectuèrent un transfert technologique (des artisans japonais apprirent leurs techniques de fabrication). Toutefois, de 1600 à 1850, encore une fois, l’art des armes à feu stagna au Japon. Ce n’est pas que les Japonais fussent incapables d’en développer de meilleures, c’est bien qu’ils n’en ressentaient pas le besoin. Dans les cultures faites de fiefs très dispersés, où l’équilibre des forces est sans cesse renégocié, par la guerre, la parole ou le mariage, l’art de la guerre n’est qu’une composante de la diplomatie parmi d’autres. Il ne s’agit pas de détruire l’adversaire, mais de l’inciter, par la violence, à se rendre à ses arguments. Dominique Barthélémy, qui a théorisé ce type de relations sociales, l’appelle le « milieu visqueux de la féodalité », car toute action suscite des réactions d’autres agents, jusqu’au retour à un équilibre de forces stable. Dans ces conditions, l’idée d’atomiser son adversaire, de le réduire en poussière, ne fait pas sens. Car l’adversaire est bien plus un partenaire diplomatique qu’un ennemi mortel. Ainsi, ce n’est que sous la pression des Britanniques et, surtout, des États-Unis, au milieu du XIXe siècle, que les Japonais furent forcés de refonder leurs rapports sociaux (ère Meïji) afin de résister à la pression et d’entrer dans une course aux armements très rapide, jusqu’à créer une armée à l’européenne et vaincre les Russes au début du XXe siècle.

De tout cela, il faut retenir l’idée que la course aux armements et la volonté de rayer toute une nation de la carte n’est en rien implantée dans la nature humaine. C’est un produit récent de notre histoire, qui naît il y a environ six cents ans en Europe et n’a achevé sa globalisation qu’au XXe siècle. Toutefois, Civilization, pour des raisons de gameplay (qui voudrait jouer à un jeu de stratégie où les unités militaires stagneraient ?), préfère essentialiser l’idée de la course aux armements et la présente comme un élément consubstantiel du genre humain.

Conclusion : l’imaginaire européen au fondement du gameplay de Civilization

Civilization a le mérite d’avoir réussi à synthétiser une matrice culturelle dans des boucles de gameplay. Voilà une ambition bien difficile à atteindre que de transformer les idéologies d’un peuple en expériences de jeu. En nous présentant des nations conquérant un environnement abondant, à couteaux tirés entre elles, mais parvenant parfois à dépasser leurs différences pour tendre vers une mondialisation heureuse, Civilization capture toutes les lignes de force de la pensée européenne du XXe siècle. Et ce jusqu’à l’essentialisation des cultures, chère aux empires coloniaux du premier XXe siècle, perçues comme ayant des caractéristiques immanentes traversant les époques (les bonus de faction). Reprocher un tel positionnement à Civilization serait quelque peu déplacé ; je le constate, et me réjouis plutôt de voir qu’il est possible de produire un bon jeu à partir de prémisses idéologiques façonnés par l’histoire.

Animal Crossing : le temps long retrouvé

Animal Crossing : le temps long retrouvé

Alors que l’ambition première d’Animal Forest (Dōbutsu no Mori, 2001/2002) était d’utiliser l’horloge interne de la Nintendo 64DD comme principe central de gameplay, la critique d’Animal Crossing : New Leaf (3DS, 2012/2013) par jeuxvideo.com pose son rapport au temps comme un défaut du jeu : « on peut trouver quelques défauts à cet Animal Crossing : New Leaf qui ne révolutionne par exemple en rien une formule vieille de presque 10 ans, qui nécessite toujours l’usage fastidieux des codes amis pour jouer sur Internet ou qui n’est guère jouable plus d’une heure par jour» C’est dire que l’idée de séances de jeu cycliques et quotidiennes n’est pas une expérience originale volontaire, mais un stigmate subi que les designers n’auraient pas réglé depuis “presque 10 ans“. Parce qu’il rejette la temporalité dans un coin, en une phrase, le critique de jeuxvideo.com n’est pas capable de saisir ce qui fait l’unité de l’expérience d’Animal Crossing.

Quel sentiment, quel souvenir, quel goût Animal Crossing construit-il dans notre esprit ? Quelle émotion difficilement descriptible porte cette expérience reforgée patiemment pendant dix ans ? À ceci il ne répond jamais, aveuglé par la division de l’expérience en petits blocs quantifiables (qualité des graphismes, nombre d’objets, dynamiques sociales des PNJ, nouveautés…). Ne voyant pas l’épine dorsale du jeu que constitue la temporalité, la critique nous décrit chaque organe du corps d’Animal Crossing sans nous rendre visible le lien temporel qui leur donne un sens. Face à cette critique rendue absurde par la dissection, il est nécessaire d’entreprendre une critique globale de cette série de jeux en s’attachant au fil principal de gameplay : le temps.

Le temps comme brique de gameplay

Dans Animal Crossing, la création d’un cadre spatiotemporel est la première mise en action du joueur. Il est en effet invité à choisir la topographie de son village ainsi que la date et heure qui permettent de créer le cycle temporel qui soutiendra toute son expérience. Tous les évènements qui modifient l’espace et lui donnent un caractère vivant dépendent effectivement de l’avancée du temps : la ronde des saisons fait progressivement changer la végétation et le climat, les arbres prennent plusieurs jours pour pousser et produire des fruits, les PNJ ont des chances de déménager suivant leur temps passé dans le village, les grandes fêtes occidentales (nouvel an, Noël, Halloween, Pâques…) se déroulent à leur réelle date… Absolument tout est conçu pour que l’horloge interne crée la motivation première de jeu. On constate alors que le cours du temps est ici utilisée comme un élément de gameplay qui détermine l’expérience de jeu de manière quantitative.

Quantitative, car l’exploitation des ressources de la carte ne peut pas être continue. L’expérience de jeu est nécessairement discontinue, faite de sessions d’environ une heure par jour, puisque des ressources comme les fossiles ou les fruits prennent un ou plusieurs jours pour se régénérer. Cette discontinuité est donc l’effet d’une décision volontaire de game design de ne pas nous rendre abondantes les ressources, mais plutôt de nous motiver à revenir plus tard. Il est très intéressant de voir que cette construction simple de gameplay a des impacts extérieurs au jeu, puisqu’elle a tendance à construire notre temps de jeu et participe de notre agenda quotidien. Le joueur peut alors se ménager un moment Animal Crossing régulier, générant un rythme de jeu original et nécessairement discontinu.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que cette discontinuité ne crée pas, ou peu, de frustration. Parce qu’il n’y a pas de moyen d’accélérer la production de ressources ou de créer de l’abondance, c’est la satisfaction du travail accompli qui transparaît plutôt que la frustration de ne pas pouvoir jouer davantage. La finitude des ressources combinée à l’assurance de les retrouver le lendemain place le joueur dans une routine laborieuse mais gratifiante où à chaque jour suffit sa peine. L’expérience est alors perçue comme complète bien qu’elle ne dure qu’une heure par jour et le joueur peut se satisfaire d’avancer tranquillement vers un objectif de long terme (comme agrandir sa maison, remplir le musée, économiser un million de clochettes, etc.).

Le temps est donc bien le lien qui maintient ensemble toute l’expérience d’Animal Crossing et la rend particulière. Il s’agit de la brique de gameplay principale qui donne du sens à toutes les autres actions et qui construit non pas de nombreuses petites expériences d’une heure, mais plutôt une longue expérience pluriquotidienne discontinue. Le joueur est invité à se fixer des objectifs de long terme qui rendent le travail quotidien agréable. Animal Crossing invite donc le joueur à s’approprier le temps long en élaborant des projets qui donnent un sens aux activités de court terme.

Se réapproprier le temps long

La société qui nous entoure avance à un rythme frénétique. L’information s’accumule à chaque seconde ; les vidéos YouTube, faisant entre cinq et dix minutes en moyenne, se consomment à la chaîne ; notre journée est minutée depuis le lever jusqu’au coucher ; les films et émissions de télévision adoptent une narration si effrénée qu’ils nous bombardent de séquences de moins d’une minute. L’ensemble des activités quotidiennes va de plus en plus vite, les entreprises n’ont d’objectifs qu’à trois mois (benchmarks). Le sens du temps se dissout car nous ne prenons plus le temps de planifier, de réfléchir au futur ; il n’existe plus de grande vision ontologique de long terme.

Le jeu vidéo suit cette évolution dans de nombreux secteurs. Les jeux mobiles freemium sont un bel exemple du temps très court glorifié. Ces jeux limitent la capacité d’action du joueur par le temps : il faut attendre pour jouir du jeu (que ce soit par un farming inintéressant ou par une incapacité à interagir pendant un temps défini) ou bien payer pour progresser plus vite. Le temps long est donc assigné à la frustration de ne pouvoir rien faire d’autre qu’attendre tandis que le temps court de l’action est associé à la jouissance. Le temps est ici une ressource négative : on ne jouit du jeu qu’en achetant un raccourcissement du temps d’attente. Ce rapport perverti à la temporalité fabrique la frustration du plaisir inaccessible. Il est symptomatique d’une industrie qui construit, à plus large échelle, un rapport au temps binaire : l’attente frustrante du consommateur est tout d’abord produite par les teasers, les leaks volontaires, les cadeaux de précommande, le hype artificiel. Tout ceci mène ensuite à la jouissance de l’achat, moment ultra-court qui est une fin en soi puisque le jeu est souvent décevant par rapport à son hype. Ainsi des jeux comme Watch Dogs ou Destiny provoquent moins de jouissance dans leur temps de jeu que dans le moment d’achat qui clôt le temps d’attente frustrante. Cette construction marketing insidieuse a pour but, évidemment, de forcer l’achat compulsif au premier jour de vente. Elle installe cependant dans l’habitus des joueurs une mise en sentiment du temps pervertie : le temps long est perçu comme contraignant, le temps court est vu comme libérateur.

C’est parce qu’Animal Crossing prend ce modèle à contre-pied que son expérience est unique dans le paysage vidéoludique. Ce jeu renverse en effet cette construction en assignant un sens fort au temps long (les objectifs d’augmenter sa maison, de construire des bâtiments dans le village, de remplir les collections du musée…) tandis que le temps court s’organise à l’échelle de micro-activités. Sont ainsi articulés des petits plaisirs du temps court (réussir à pêcher un poisson, discuter avec un PNJ, écouter Kéké chanter, etc.) avec un bonheur du temps long (remplir les objectifs que l’on s’est fixés). Plutôt que de frustrer le joueur pour augmenter le plaisir périodiquement, Animal Crossing parvient à diffuser le plaisir à toutes les échelles temporelles en associant, d’une part, de l’exploration, du farming et des mini-jeux et d’autre part des objectifs de long terme. Le joueur maîtrise donc à la fois la planification presque politique de sa partie et la réalisation de ce plan par les activités quotidiennes.

En cela, Animal Crossing nous permet de nous réapproprier un temps long rendu absurde par l’effervescence de notre société et de l’industrie du jeu vidéo. Plutôt que de courir de solde Steam en solde Steam et de multiplier les micro-transactions pour lutter contre la frustration, pourquoi ne pas plutôt nous arrêter un instant et reconstruire, sereinement, un lien apaisé et maîtrisé au temps.

La tranquille expérience

Comment qualifier l’expérience globale d’Animal Crossing ? Nous avons posé que la temporalité du jeu construit une expérience discontinue mais complète ainsi qu’une satisfaction du temps long retrouvé. Mais qu’est-ce que cette maîtrise et organisation du long terme par le gameplay transmet au joueur ?

Parce que l’autonomie d’action du joueur se déploie à toutes les échelles temporelles, l’expérience de jeu est traversée d’une confiance en l’avenir portée par une activité sereine. Dans Animal Crossing, on sait où l’on va et on y va tranquillement, doucement, par petits pas tous signifiants. Alors que le jeu aurait pu voir son sens se diluer sous la multiplication des mini-activités, celles-ci sont structurées par le temps long et permettent au joueur d’expérimenter une sérénité cohérente et globale. La tranquilité dégagée par Animal Crossing provient, certes, de ses graphismes mignons, de ses dialogues sympathiques, de sa musique reposante. Mais tous ces éléments viennent renforcer la structure globale de la temporalité ludifiée. Le caractère cyclique du temps évapore toute incertitude face à l’avenir. Ne reste que la certitude que nos projets vont se dérouler comme on le souhaite, que, par le travail, on matérialise dans le réel notre volonté. En cela, Animal Crossing est un jeu qui transmet la foi dans le progrès puisque le temps long est perçu comme intégralement maîtrisable et capable d’être structuré par le temps court. Tous les facteurs de la construction de l’avenir sont ainsi maîtrisés, ce qui organise un optimisme structurel transmis au joueur par l’expérience de jeu.

Jouer à Animal Crossing, c’est donc embrasser le futur d’un optimisme tranquille. C’est donner du sens à son activité quotidienne et à son travail, c’est projeter son moi dans des projets et les voir, invariablement, se réaliser dans la réalité du jeu. Le joueur est alors acteur au sens fort du terme : il agit sur le monde, mais surtout, il agit sur le temps, le plie à son agenda et donne du sens à ce temps qui, amoral et aveugle, nous force à avancer vers la fin.