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Compendium #1 : Pokémon – De l’art des objectifs différenciés

Compendium #1 : Pokémon – De l’art des objectifs différenciés

Cet article est un format expérimental. J’ai essayé ici de produire un texte qui maintienne l’esprit de ce blog (une réflexion sur les jeux vidéo qui me semble mériter d’être énoncée), mais en 3500 caractères. Ce format court devrait me permettre de publier des remarques qui ne méritaient pas un véritable article, tout en me proposant un défi d’écriture (réussir à faire passer une idée en quelques mots).


Chausser ses baskets, prendre son premier Pokémon, et partir. Mais partir vers où et pour quoi faire ? Dès 1995, l’incitation au voyage dans la série Pokémon a été structurée par deux principes moteurs indépendants. Le joueur avance de ville en ville, vient à bout des huit champions d’arène, puis défie les membres du Conseil des Quatre et ravit sa place au Maître Pokémon. Mais rien ne le contraint à finir cette quête. Au seuil du plateau Indigo, il peut très bien décider de flâner, de faire marche arrière et de rentrer dans le processus laborieux mais gratifiant de compléter son Pokédex. Sa patience sera sanctionnée par un diplôme, remis par l’équipe de Game Freak et qui est en lui-même une fin de jeu.

Mais alors, où se situe la fin de Pokémon ? Au Panthéon ou à Céladopole ? En divers lieux à vrai dire, et en encore plus de lieux dans les générations les plus récentes. Depuis la génération 6 (X, Y, Rubis Oméga, Saphir Alpha), les développeurs ont mis à disposition des joueurs un arsenal d’outils destinés aux éleveurs et aux compétiteurs. Il est assez facile depuis lors, si on en a la patience, d’entraîner une équipe de pokémons aux statistiques parfaites, de produire des pokémons chromatiques, ou d’aller défier les joueurs du monde entier sur Internet. La Pokémon Company semble avoir eu à cœur de se réapproprier des objectifs divergents inventés par les joueurs eux-mêmes, quinze ans plus tôt. En faisant cas de ces manières alternatives de jouer à Pokémon, ils les ont légitimés en tant que pratiques courantes, les ajoutant aux deux objectifs officiels et premiers de cette licence.

Le joueur a donc la possibilité de tendre son expérience vers différents objectifs, dont un seul lui est imposé pour progresser dans l’histoire (l’obtention de badges). Ce n’est certes pas le seul jeu à laisser au joueur la possibilité de choisir entre différentes expériences entrelacées : les jeux à monde ouvert, comme les Elder Scrolls, les Grand Theft Auto, la plupart des jeux Ubisoft récents et d’autres, poussent cette logique jusqu’à son terme en lâchant le joueur dans un espace peuplé d’objectifs ponctuels et de séries de quêtes indépendantes. L’originalité de Pokémon réside dans le fait qu’il dirige implicitement les choix apparemment libres du joueur. Celui-ci fait des choix, mais au sein d’une narration et d’un cheminement linéaires, tandis qu’un joueur d’Elder Scrolls peut très bien ignorer la quête principale que les designers lui proposent et se rendre dans un autre village cueillir des fleurs ou tuer des vaches.

Peut-être que le surplus de liberté n’est pas nécessairement un gage de qualité pour l’expérience ludique du joueur. Un bac à sable trop peu normé par la narration et le level design peut ressembler, de prime abord, à une promesse d’interactivité sans limite pour le joueur. Toutefois, celui-ci peut s’avérer incapable de hiérarchiser et de s’approprier les objectifs proposés et se mettre alors à tourner en rond et à s’ennuyer. Au contraire, Pokémon opte pour une expérience à la fois dirigée et souple, où le joueur est guidé dans ses choix.

En cherchant un équilibre entre l’enfermement et la liberté, Pokémon peut produire une expérience plaisante parce que le joueur est maintenu dans la croyance qu’il produit ses propres objectifs – ce qui augmente sa satisfaction lorsqu’il les poursuit et les remplit – tout en n’étant pas confronté au travers des jeux à monde ouvert : l’ennui et le désœuvrement face à des tâches, certes nombreuses, mais qui semblent trop dispersées, répétitives et vides de sens.

Animal Crossing : le temps long retrouvé

Animal Crossing : le temps long retrouvé

Alors que l’ambition première d’Animal Forest (Dōbutsu no Mori, 2001/2002) était d’utiliser l’horloge interne de la Nintendo 64DD comme principe central de gameplay, la critique d’Animal Crossing : New Leaf (3DS, 2012/2013) par jeuxvideo.com pose son rapport au temps comme un défaut du jeu : « on peut trouver quelques défauts à cet Animal Crossing : New Leaf qui ne révolutionne par exemple en rien une formule vieille de presque 10 ans, qui nécessite toujours l’usage fastidieux des codes amis pour jouer sur Internet ou qui n’est guère jouable plus d’une heure par jour» C’est dire que l’idée de séances de jeu cycliques et quotidiennes n’est pas une expérience originale volontaire, mais un stigmate subi que les designers n’auraient pas réglé depuis “presque 10 ans“. Parce qu’il rejette la temporalité dans un coin, en une phrase, le critique de jeuxvideo.com n’est pas capable de saisir ce qui fait l’unité de l’expérience d’Animal Crossing.

Quel sentiment, quel souvenir, quel goût Animal Crossing construit-il dans notre esprit ? Quelle émotion difficilement descriptible porte cette expérience reforgée patiemment pendant dix ans ? À ceci il ne répond jamais, aveuglé par la division de l’expérience en petits blocs quantifiables (qualité des graphismes, nombre d’objets, dynamiques sociales des PNJ, nouveautés…). Ne voyant pas l’épine dorsale du jeu que constitue la temporalité, la critique nous décrit chaque organe du corps d’Animal Crossing sans nous rendre visible le lien temporel qui leur donne un sens. Face à cette critique rendue absurde par la dissection, il est nécessaire d’entreprendre une critique globale de cette série de jeux en s’attachant au fil principal de gameplay : le temps.

Le temps comme brique de gameplay

Dans Animal Crossing, la création d’un cadre spatiotemporel est la première mise en action du joueur. Il est en effet invité à choisir la topographie de son village ainsi que la date et heure qui permettent de créer le cycle temporel qui soutiendra toute son expérience. Tous les évènements qui modifient l’espace et lui donnent un caractère vivant dépendent effectivement de l’avancée du temps : la ronde des saisons fait progressivement changer la végétation et le climat, les arbres prennent plusieurs jours pour pousser et produire des fruits, les PNJ ont des chances de déménager suivant leur temps passé dans le village, les grandes fêtes occidentales (nouvel an, Noël, Halloween, Pâques…) se déroulent à leur réelle date… Absolument tout est conçu pour que l’horloge interne crée la motivation première de jeu. On constate alors que le cours du temps est ici utilisée comme un élément de gameplay qui détermine l’expérience de jeu de manière quantitative.

Quantitative, car l’exploitation des ressources de la carte ne peut pas être continue. L’expérience de jeu est nécessairement discontinue, faite de sessions d’environ une heure par jour, puisque des ressources comme les fossiles ou les fruits prennent un ou plusieurs jours pour se régénérer. Cette discontinuité est donc l’effet d’une décision volontaire de game design de ne pas nous rendre abondantes les ressources, mais plutôt de nous motiver à revenir plus tard. Il est très intéressant de voir que cette construction simple de gameplay a des impacts extérieurs au jeu, puisqu’elle a tendance à construire notre temps de jeu et participe de notre agenda quotidien. Le joueur peut alors se ménager un moment Animal Crossing régulier, générant un rythme de jeu original et nécessairement discontinu.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que cette discontinuité ne crée pas, ou peu, de frustration. Parce qu’il n’y a pas de moyen d’accélérer la production de ressources ou de créer de l’abondance, c’est la satisfaction du travail accompli qui transparaît plutôt que la frustration de ne pas pouvoir jouer davantage. La finitude des ressources combinée à l’assurance de les retrouver le lendemain place le joueur dans une routine laborieuse mais gratifiante où à chaque jour suffit sa peine. L’expérience est alors perçue comme complète bien qu’elle ne dure qu’une heure par jour et le joueur peut se satisfaire d’avancer tranquillement vers un objectif de long terme (comme agrandir sa maison, remplir le musée, économiser un million de clochettes, etc.).

Le temps est donc bien le lien qui maintient ensemble toute l’expérience d’Animal Crossing et la rend particulière. Il s’agit de la brique de gameplay principale qui donne du sens à toutes les autres actions et qui construit non pas de nombreuses petites expériences d’une heure, mais plutôt une longue expérience pluriquotidienne discontinue. Le joueur est invité à se fixer des objectifs de long terme qui rendent le travail quotidien agréable. Animal Crossing invite donc le joueur à s’approprier le temps long en élaborant des projets qui donnent un sens aux activités de court terme.

Se réapproprier le temps long

La société qui nous entoure avance à un rythme frénétique. L’information s’accumule à chaque seconde ; les vidéos YouTube, faisant entre cinq et dix minutes en moyenne, se consomment à la chaîne ; notre journée est minutée depuis le lever jusqu’au coucher ; les films et émissions de télévision adoptent une narration si effrénée qu’ils nous bombardent de séquences de moins d’une minute. L’ensemble des activités quotidiennes va de plus en plus vite, les entreprises n’ont d’objectifs qu’à trois mois (benchmarks). Le sens du temps se dissout car nous ne prenons plus le temps de planifier, de réfléchir au futur ; il n’existe plus de grande vision ontologique de long terme.

Le jeu vidéo suit cette évolution dans de nombreux secteurs. Les jeux mobiles freemium sont un bel exemple du temps très court glorifié. Ces jeux limitent la capacité d’action du joueur par le temps : il faut attendre pour jouir du jeu (que ce soit par un farming inintéressant ou par une incapacité à interagir pendant un temps défini) ou bien payer pour progresser plus vite. Le temps long est donc assigné à la frustration de ne pouvoir rien faire d’autre qu’attendre tandis que le temps court de l’action est associé à la jouissance. Le temps est ici une ressource négative : on ne jouit du jeu qu’en achetant un raccourcissement du temps d’attente. Ce rapport perverti à la temporalité fabrique la frustration du plaisir inaccessible. Il est symptomatique d’une industrie qui construit, à plus large échelle, un rapport au temps binaire : l’attente frustrante du consommateur est tout d’abord produite par les teasers, les leaks volontaires, les cadeaux de précommande, le hype artificiel. Tout ceci mène ensuite à la jouissance de l’achat, moment ultra-court qui est une fin en soi puisque le jeu est souvent décevant par rapport à son hype. Ainsi des jeux comme Watch Dogs ou Destiny provoquent moins de jouissance dans leur temps de jeu que dans le moment d’achat qui clôt le temps d’attente frustrante. Cette construction marketing insidieuse a pour but, évidemment, de forcer l’achat compulsif au premier jour de vente. Elle installe cependant dans l’habitus des joueurs une mise en sentiment du temps pervertie : le temps long est perçu comme contraignant, le temps court est vu comme libérateur.

C’est parce qu’Animal Crossing prend ce modèle à contre-pied que son expérience est unique dans le paysage vidéoludique. Ce jeu renverse en effet cette construction en assignant un sens fort au temps long (les objectifs d’augmenter sa maison, de construire des bâtiments dans le village, de remplir les collections du musée…) tandis que le temps court s’organise à l’échelle de micro-activités. Sont ainsi articulés des petits plaisirs du temps court (réussir à pêcher un poisson, discuter avec un PNJ, écouter Kéké chanter, etc.) avec un bonheur du temps long (remplir les objectifs que l’on s’est fixés). Plutôt que de frustrer le joueur pour augmenter le plaisir périodiquement, Animal Crossing parvient à diffuser le plaisir à toutes les échelles temporelles en associant, d’une part, de l’exploration, du farming et des mini-jeux et d’autre part des objectifs de long terme. Le joueur maîtrise donc à la fois la planification presque politique de sa partie et la réalisation de ce plan par les activités quotidiennes.

En cela, Animal Crossing nous permet de nous réapproprier un temps long rendu absurde par l’effervescence de notre société et de l’industrie du jeu vidéo. Plutôt que de courir de solde Steam en solde Steam et de multiplier les micro-transactions pour lutter contre la frustration, pourquoi ne pas plutôt nous arrêter un instant et reconstruire, sereinement, un lien apaisé et maîtrisé au temps.

La tranquille expérience

Comment qualifier l’expérience globale d’Animal Crossing ? Nous avons posé que la temporalité du jeu construit une expérience discontinue mais complète ainsi qu’une satisfaction du temps long retrouvé. Mais qu’est-ce que cette maîtrise et organisation du long terme par le gameplay transmet au joueur ?

Parce que l’autonomie d’action du joueur se déploie à toutes les échelles temporelles, l’expérience de jeu est traversée d’une confiance en l’avenir portée par une activité sereine. Dans Animal Crossing, on sait où l’on va et on y va tranquillement, doucement, par petits pas tous signifiants. Alors que le jeu aurait pu voir son sens se diluer sous la multiplication des mini-activités, celles-ci sont structurées par le temps long et permettent au joueur d’expérimenter une sérénité cohérente et globale. La tranquilité dégagée par Animal Crossing provient, certes, de ses graphismes mignons, de ses dialogues sympathiques, de sa musique reposante. Mais tous ces éléments viennent renforcer la structure globale de la temporalité ludifiée. Le caractère cyclique du temps évapore toute incertitude face à l’avenir. Ne reste que la certitude que nos projets vont se dérouler comme on le souhaite, que, par le travail, on matérialise dans le réel notre volonté. En cela, Animal Crossing est un jeu qui transmet la foi dans le progrès puisque le temps long est perçu comme intégralement maîtrisable et capable d’être structuré par le temps court. Tous les facteurs de la construction de l’avenir sont ainsi maîtrisés, ce qui organise un optimisme structurel transmis au joueur par l’expérience de jeu.

Jouer à Animal Crossing, c’est donc embrasser le futur d’un optimisme tranquille. C’est donner du sens à son activité quotidienne et à son travail, c’est projeter son moi dans des projets et les voir, invariablement, se réaliser dans la réalité du jeu. Le joueur est alors acteur au sens fort du terme : il agit sur le monde, mais surtout, il agit sur le temps, le plie à son agenda et donne du sens à ce temps qui, amoral et aveugle, nous force à avancer vers la fin.