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Hearthstone : les dessous de l’addiction

Hearthstone : les dessous de l’addiction

En s’emparant du genre du jeu de cartes à collectionner (JCC) en 2014 avec Hearthstone, Blizzard entertainment a réussi le pari risqué de transformer un petit projet porté par deux personnes, dans un genre de niche, en un des plus grands succès vidéoludiques des dernières années. Hearthstone comptait environ 10 millions de comptes régulièrement actifs en 2014, 40 millions à la fin de l’année 2015 et 50 millions après la sortie de l’extension Whispers of the Old Gods. Cette réussite n’était pas acquise. Depuis l’invention du JCC par Richard Garfield (Magic : the Gathering, 1993), les développeurs se sont échinés à en porter les mécaniques sur ordinateur (voire console), avec des succès mitigés. Peu à peu, le JCC sur ordinateur s’était enraciné comme un genre au public limité. Ce constat poussait les développeurs à satisfaire les attentes de ce public fidèle, exigeant et stimulé par la complexité mécanique et le deckbuilding. Les titres antérieurs à Hearthstone ont ainsi mis l’accent sur les tactiques liées au concept de positionnement et ont limité, voire banni, l’aléa, afin de proposer une expérience de jeu réflexive et nécessitant un haut degré de compétence. Might and Magic : Duel of Champions (2012) en est un bon exemple. Ce jeu plonge le joueur dans une structure plus complexe que les JCC physiques les plus difficiles d’accès (tels que Legend of the five rings ou Netrunner) et l’efficacité des cartes jouées dépend autant de leur placement que de leurs capacités intrinsèques.

L’équipe derrière Hearthstone prit le parti de renverser cette perspective. Plutôt que d’offrir aux joueurs des outils pour limiter l’aléa, Hearthstone mise non seulement sur la suppression des mécaniques limitant l’aléa (comme la recherche de cartes dans le deck), mais encore sur un renforcement délibéré de l’aléa dans les mécaniques internes aux cartes. Comme Ben Brode, lead designer de Hearthstone, aime à le répéter, ses choix fondamentaux se fondent sur trois piliers : simplifier les mécaniques pour les rendre accessibles ; ponctuer les parties d’événements aléatoires pour les pimenter et permettre au joueur de « se raconter une histoire » ; polir les feedbacks (rétroactions) visuels et sonores de chaque action afin de la rendre « fun ».

Mais, si cette philosophie explique l’essor rapide de Hearthstone, elle ne nous dit pas grand’chose des raisons qui poussent les joueurs à revenir régulièrement dans le jeu et, ainsi, à maintenir sa population aussi active. Nous pouvons en effet accepter l’idée, même en aimant Hearthstone, que ce jeu offre des mécaniques très inférieures à d’autres JCC du marché. Manque de flexibilité dans le deckbuilding, parties parfois décidées par un jet de dé de Ragnaros ou de Yogg-Saron bien placé, système d’assignation des attaques et positionnement réduits à leur plus simple expression. Alors, comment Hearthstone parvient-il à rendre fidèle une population aussi étendue, alors qu’elle a à disposition des jeux mécaniquement supérieurs ? Nous verrons que, au travers du design accessible défendu par Ben Brode, se déploie une véritable machine à capter l’attention humaine, à créer de petites émotions positives accoutumantes et à réinjecter un désir d’investissement dans le joueur. Une fois dépouillé de ses artifices joyeux, Hearthstone se présente comme une boîte de Skinner évoluée capable de capter et de rendre fidèles les consommateurs en jouant sur des ressorts subconscients. Il s’inscrit alors parfaitement dans le modèle des « logiciels attrapeurs » décrit par Nir Eyal dans Hooked: How to Build Habit-Forming Products.

1. Créer l’habitude : des stratégies d’attraction internes et externes

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S‘insérer dans les habitudes quotidiennes des utilisateurs est devenu un enjeu clairement identifié par les créateurs de logiciels et de contenus divertissants depuis l’avènement des réseaux sociaux (2005). La rapidité du zapping, la recherche de la gratuité et la fluidité des hyperliens font d’Internet un marché de l’attention avant d’être un marché de valeurs. Pour des compagnies comme Youtube (Alphabet), Facebook, Twitch (Amazon), la question première est d’obtenir un capital d’attention humaine afin de le monétiser ultérieurement, par exemple en le vendant à des annonceurs de publicité, ou en créant des synergies entre produits gratuits (Twitch) et payants (Amazon premium). Ce combat pour l’attention des usagers ne se limite pas aux grandes plateformes d’Internet. La saturation du marché du jeu vidéo, notamment mobile, pousse les développeurs à proposer des jeux à l’attractivité profonde. Être gratuit ne suffit plus, il faut s’assurer que les joueurs reviendront jouer le lendemain et ne zapperont pas vers un autre jeu similaire. Pour dégager de la valeur, il faut désormais non seulement être capable de former une grande base de joueurs, mais encore de la fidéliser, afin d’en retirer des profits réguliers et, ainsi, de transformer son jeu en rente. Il faut que le jeu se transforme en habitude quotidienne.

Afin de mettre en œuvre cette stratégie commerciale, les agents économiques ont développé l’idée de « l’habitude comme stratégie », laquelle passe tout d’abord par la présentation au joueur de « triggers » (déclencheurs) internes et externes dont la fonction principale est d’inciter le joueur à revenir plus tard. Les déclencheurs internes son intégrés au cœur du logiciel, tandis que les externes alertent lusager alors qu’il n’est pas en train d’utiliser le logiciel. Afin d’aller à l’essentiel, nous ne parlerons pas des déclencheurs externes, conçus pour pousser les joueurs à se souvenir que le logiciel existe et à y revenir. On notera simplement l’énergie et l’argent dépensés par Blizzard pour investir ses « community managers » dans des réseaux sociaux comme Reddit, aider des youtubeurs en les faisant participer aux campagnes publicitaires, financer des événements (compétitions, événements de sortie d’extension, publicités murales…).

Dans l’histoire des jeux gratuits, les déclencheurs internes ont d’abord été négatifs : ils organisaient la frustration du joueur. Un grand nombre de ces jeux imposent au joueur une limite d’actions quotidiennes, dans un espace ludique où chaque accomplissement prend un nombre d’actions gigantesque. À charge du joueur de mâcher sa frustration dans la patience ou de succomber à l’achat d’avantages qualitatifs (accélération du temps, objets obtenus immédiatement au lieu d’attendre, etc.). Ce format de déclencheurs internes n’est pas commercialement optimal, car il associe l’application à des émotions négatives et rançonne le joueur plus qu’il ne le motive. Les réseaux sociaux bouillonnent ainsi, à intervalle régulier, de dénonciations de ces titres « pay to win », au point de faire de ce terme un stigmate dévalorisant.

Un des piliers du design de Hearthstone est, au contraire, de bannir le sentiment de frustration et de manière générale les émotions négatives, afin que l’empreinte cognitive formée par le jeu chez le joueur ne soit teintée que par des affects agréables. Ses déclencheurs internes sont donc des récompenses disséminées au cours du jeu et suivant des chronologies enchâssées, ce qui génère un engagement de long terme. Chaque jour, le joueur reçoit une « quête » sanctionnée par une récompense virtuelle (de l’or, monnaie d’échange interne du jeu). Chaque semaine, il peut expérimenter un nouveau module de règles (« le bras de fer » ou « tavern brawl ») qui est sanctionné par le don gracieux de cinq cartes aléatoires. À mesure qu’il joue, il reçoit des cadeaux réguliers : nouveaux héros, nouvelles cartes de base, cartes dorées. Toutes les trois victoires, il obtient de l’or. Plus sa collection s’étoffe, plus il est susceptible de revenir pour rentabiliser le temps et l’argent investis dans le jeu. Ces systèmes de progression positifs, pratiqués par tous les jeux gratuits, permettent de fidéliser le joueur par les émotions ; mais Hearthstone ne s’arrête pas là.

Sa spécificité par rapport à d’autres jeux gratuits est d’implanter des déclencheurs internes à l’intérieur même de son équilibrage. La frustration et les émotions négatives sont traquées jusque dans les capacités de deckbuilding des joueurs. Ainsi, Blizzard sanctionne régulièrement des cartes et des combos (combinaisons d’effets) non pas pour leur efficacité, mais parce qu’ils créent des émotions négatives chez l’adversaire. Dans sa conférence « 10 bits of design wisdom », Eric Dodds (ancien directeur du projet Hearthstone) explique que la carte Mind Control était tout à fait équilibrée lorsqu’elle coûtait 8 manas, mais qu’elle a été remontée à 10 manas car elle frustrait l’adversaire. On se souvient également de combos au ratio victoire/défaite équilibré, mais violemment rééquilibrés par Blizzard, pour des raisons émotives, l’exemple le plus spectaculaire étant le combo Grim Patron + Warsong Commander. Ainsi, Blizzard chasse régulièrement les combos sans interaction du paysage d’Hearthstone afin d’en faire un lieu non pas de haute inventivité de deckbuilding ou de haute compétition, mais plutôt un lieu ne diffusant que des affects positifs au joueur, condition pour renforcer sa fidélité au jeu. Mais la qualité des émotions ne suffit pas à fidéliser le joueur ; il faut également le bombarder d’affects positifs à vitesse rapide afin de créer un sentiment continu d’agréable, appelé par les designers l’état de « fun » et par les spécialistes des logiciels attrapeurs « to dazzle », « dazzlement » (l’éblouissement).

2. Éblouir le joueur par des micro-plaisirs issus de micro-actions

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Dans Hearthstone, le joueur n’est pas seulement attiré par des déclencheurs qui renforcent des émotions positives, il est fidélisé par des boucles de gameplay simplifiées, raccourcis et délivrant chacune une rétroaction positive. L’équipe de Blizzard ne traque pas seulement la frustration dans l’équilibrage du jeu, mais l’a bannie de ses règles fondamentales. En « s’interrogeant sur les fondements du genre », Blizzard a cherché à « simplifier » les boucles de gameplay des JCC afin de faire correspondre les temps de l’action du joueur et de la réaction du jeu. Par exemple, le système de ressources d’Hearthstone est une simplification de celui de World of Warcraft : Trading Card Game, projet sur lequel travaillait Ben Brode. Dans WoW : TCG, les cartes de ressources (comparables aux terrains de Magic) produisent certes des points de ressource, mais leur absence peut être remplacée par la transformation d’une carte de sa main en carte de ressource. Cette mécanique de sacrifice permet d’éviter le fameux « mana starve » ou « mana screw » de Magic : le fait de perdre non pas par erreur de jugement, mais parce qu’on n’a pas pioché de terrains. Pendant le prototypage d’Hearthstone, Ben Brode franchit un nouveau pas. Puisqu’il est nécessaire d’obtenir une ressource supplémentaire chaque tour pour s’amuser, pourquoi frustrer le joueur des cartes de sa main en le forçant à les sacrifier ? Il décide d’offrir gratuitement, à chaque tour, le point de ressource supplémentaire, réconciliant ainsi l’affect négatif de l’attente (piocher une ressource) et l’affect positif de l’action (jouer des cartes grâce à ces ressources) en un seul affect positif. Puis, au cours de la partie, l’émotion positive créée par la prise d’action est systématiquement renforcée par des rétroactions positives (sons, animations, etc). Cette stratification de plusieurs affects positifs suite à une seule action du joueur permet de déclencher des réponses physiologiques et cérébrales au-delà de la conscience, de l’ordre du micro-plaisir hormonal.

Tout le design d’Hearthstone consiste à mettre bout à bout ces micro-plaisirs au sein d’une partie, à la fréquence la plus haute possible, afin d’accoutumer le joueur à ces plaisirs. C’est ce que Eric Dodds appelle la mise en lien des « little victories », renforcée par une multiplication de rétroactions agréables. Les actions du joueur sont réduites à leur plus simple appareil (poser une carte sur le champ de bataille, glisser les serviteurs pour attaquer, limiter les cartes à capacités complexes…) car, du point de vue du designer, elles ne sont pas leur propre but. Le but réel des actions du joueur est de déclencher des renforcements positifs qui viennent l’affecter sous la ligne de flottaison de la conscience, exactement comme tirer le bras d’un bandit-manchot. L’enjeu, pour le designer, n’est alors plus de proposer des boucles de gameplay enrichissantes, qui ouvrent des stratégies, ou même innovantes, mais plutôt d’en faire des instruments au service du « Hook » (grappin) qui va créer une habitude compulsive chez le joueur. La notion même de « jeu » s’en trouve quelque peu déstructurée au profit de l’idée d’habitude compulsive.

Mais ces récompenses émotionnelles seraient d’une efficacité limitée si elles se contentaient d’être linéaires et prévisibles. Tout comme on ne s’éblouit pas de voir toujours la même lumière s’allumer lorsqu’on ouvre son frigo, on se lasserait d’entendre la même rétroaction répétée cent fois. L’accoutumance peut mener au désintérêt. Sauf si l’aléa, l’imprévisible, rentre en jeu.

3. Conditionner le joueur par les récompenses variables

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Une fois posée l’idée qu’Hearthstone alterne, le plus rapidement possible, entre actions du joueur et récompenses émotionnelles stratifiées, nous retrouvons à vrai dire des schémas classiques de la psychologie comportementale. À commencer par le conditionnement de Pavlov, qui a mis en évidence les apprentissages subconscients du cerveau par l’association entre une action neutre et un renforcement positif. En délivrant, avec une répétition assumée, des émotions agréables à chaque micro-action du joueur, Hearthstone conditionne le joueur à l’aimer, par un transfert de stimulations classique. L’association « action → agréable » dérive jusqu’à correspondre à l’association « Hearthstone → agréable », car ce logiciel est le cadre neutre initial commun à toutes ces émotions positives. Tout comme Watson parvint à construire chez un enfant une peur des souris en renforçant leur présence neutre par une émotion négative, Hearthstone parvient à construire chez le joueur un plaisir compulsif en renforçant sa propre présence par des émotions positives.

Hearthstone parvient à conditionner son joueur à l’aimer grâce à sa capacité à alterner les récompenses prévisibles et imprévisibles. Les recherches de la psychologie comportementale ont en effet montré que le renforcement positif était d’autant plus puissant qu’il était imprévisible. Le façonnement de Skinner consiste ainsi à construire des comportements attendus chez un animal en associant ses actions à des récompenses. L’apprentissage peut se faire sans aléa : à chaque fois que l’animal actionne un levier, il obtient de la nourriture ; rapidement, l’animal se met à actionner le levier dès qu’il a faim. Mais il peut également être intermittent : l’animal actionne un levier et il n’a que 50 % de chance d’obtenir de la nourriture. Skinner met alors en évidence que, dans le second cas, l’apprentissage est plus lent mais le désir de toucher le levier augmente énormément. L’animal se met non plus à tirer le levier lorsqu’il a faim, mais en permanence, de manière compulsive. La variance du renforcement positif augmente les attitudes addictives du sujet. C’est exactement cette stratégie d’attraction que privilégie Hearthstone, en se faisant une sorte de grande boîte de Skinner très évoluée.

Car, à l’aléa inhérent à tout JCC, qui est déjà une forme de récompense variable, Hearthstone ajoute un aléa savamment distribué au sein même de son gameplay. Tout JCC possède en effet au moins deux types de récompenses variables. D’une part le joueur achète des booster packs qui contiennent des cartes aléatoires et sont autant de possibilités de plaisir, d’autre part il pioche à chaque tour une carte aléatoire de son deck, qui peut devenir une récompense lorsqu’il s’agit d’un « topdeck », c’est-à-dire de la bonne carte au bon moment. Mais l’équipe d’Hearthstone va au-delà de ces deux fondamentaux et développe une stratégie de design qui renforce « l‘histoire produite par les joueurs » en « embrassant le média numérique ». Derrière ces termes se cache l’idée de profiter du fait d’être un JCC sur ordinateur pour créer des interactions difficilement possibles dans un jeu papier et susceptibles de modifier le cours de la partie de manières imprévisibles. Des cartes comme Tinkmaster, Ragnaros, Yogg-Saron, Sylvanas, Dr. Boom, Knife Juggler, Brawl… possèdent des capacités aléatoires susceptibles de créer des histoires mémorables, étonnantes, impressionnantes. La variabilité des cartes est si présente dans le design fondamental d’Hearthstone qu’elle a conduit à la création d’un channel youtube populaire, Trolden, dédié à la recension de suites d’événements aléatoires improbables ou jouissifs.

Cette place centrale de l’aléa dans Hearthstone, parce qu’elle crée une récompense ou une punition variable, ne contribue pas seulement à générer de belles histoires, mais fait aussi du jeu une boîte de Skinner où le joueur ne peut pas anticiper les renforcements positifs (voire négatifs) que son action lui prodiguera. Par exemple, si le joueur invoque un Flame Juggler alors que l’adversaire contrôle un serviteur possédant 1 point de vie, il a 50 % de chance d’obtenir une récompense de faible intensité (Flame Juggler assigne son dégât au héros adverse) et 50 % d’avoir une récompense de forte intensité (Flame Juggler tue le serviteur adverse) en plus des rétroactions positives normales d’entrée en jeu (animation et son). Dans certaines conditions, il peut même offrir une chance de remporter la partie sur un jet de dé (si le héros adverse ne possède plus que 1 point de vie). Cette variance des récompenses, implantée comme mécanique principale de jeu, nous fait penser aux machines à sous des casinos, objets directement dérivés de la boîte de Skinner et qui en possède même les attributs morphologiques (une boîte qui a une chance de servir une récompense quand on tire le levier). Hearthstone comporte les exacts mêmes éléments et structures, derrière un vernis joyeux et engageant.

Conclusion : organiser l’addiction pour exister dans un marché très concurrentiel

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A la lecture de cet article, on pourrait croire que l’auteure porte un jugement de valeur sur la manière dont Blizzard organise l’addiction de ses joueurs à Hearthstone. Ce serait oublier qu’il n’est qu’une analyse factuelle à réintégrer dans un contexte commercial plus large. Si Blizzard applique ces stratégies pour faire rentrer Hearthstone dans les habitudes quotidiennes du joueur, c’est certes parce qu’elles sont efficaces, mais c’est également parce que le marché du jeu mobile est saturé et que l’offre déborde le temps disponible des joueurs. Avec trop de jeux de bonne facture disponibles, il ne suffit plus à un jeu d’être bon et gratuit pour survivre. Il lui faut être un logiciel attrapeur capable de ramener à lui les joueurs, de devenir une partie de leur routine quotidienne et de leur délivrer régulièrement du plaisir. Le jeu dépasse donc son état de divertissement passager pour devenir la petite manie que nous avons tous. Cette nécessité découle directement de la dématérialisation des jeux, de leur distribution par Internet et de leur abondance. La saturation du marché et la compétition incessante des contenus poussent à développer des stratégies pour retenir l’attention des utilisateurs et les fidéliser.

Mais alors, Hearthstone est-il encore un jeu ? Assurément, mais il est aussi plus qu’un jeu. Il est une boîte à conditionner l’esprit humain. Et c’est bien cela qui explique son succès fulgurant, malgré un gameplay inférieur à d’autres jeux du marché, à la fois en complexité et en intérêt objectif. Il ne nous semble pas incongru de noter, à ce propos, qu’Hearthstone nous est offert par la même compagnie qui a produit World of Warcraft, un jeu qui a particulièrement stimulé les recherches en psychologie et en addictologie pour comprendre ses effets puissants d’attraction et de fidélisation sur ses joueurs. Dans cette perspective, Hearthstone s’avère peut-être être le compendium des stratégies addictives explorées 10 ans plus tôt par World of Warcraft.

Animal Crossing : le temps long retrouvé

Animal Crossing : le temps long retrouvé

Alors que l’ambition première d’Animal Forest (Dōbutsu no Mori, 2001/2002) était d’utiliser l’horloge interne de la Nintendo 64DD comme principe central de gameplay, la critique d’Animal Crossing : New Leaf (3DS, 2012/2013) par jeuxvideo.com pose son rapport au temps comme un défaut du jeu : « on peut trouver quelques défauts à cet Animal Crossing : New Leaf qui ne révolutionne par exemple en rien une formule vieille de presque 10 ans, qui nécessite toujours l’usage fastidieux des codes amis pour jouer sur Internet ou qui n’est guère jouable plus d’une heure par jour» C’est dire que l’idée de séances de jeu cycliques et quotidiennes n’est pas une expérience originale volontaire, mais un stigmate subi que les designers n’auraient pas réglé depuis “presque 10 ans“. Parce qu’il rejette la temporalité dans un coin, en une phrase, le critique de jeuxvideo.com n’est pas capable de saisir ce qui fait l’unité de l’expérience d’Animal Crossing.

Quel sentiment, quel souvenir, quel goût Animal Crossing construit-il dans notre esprit ? Quelle émotion difficilement descriptible porte cette expérience reforgée patiemment pendant dix ans ? À ceci il ne répond jamais, aveuglé par la division de l’expérience en petits blocs quantifiables (qualité des graphismes, nombre d’objets, dynamiques sociales des PNJ, nouveautés…). Ne voyant pas l’épine dorsale du jeu que constitue la temporalité, la critique nous décrit chaque organe du corps d’Animal Crossing sans nous rendre visible le lien temporel qui leur donne un sens. Face à cette critique rendue absurde par la dissection, il est nécessaire d’entreprendre une critique globale de cette série de jeux en s’attachant au fil principal de gameplay : le temps.

Le temps comme brique de gameplay

Dans Animal Crossing, la création d’un cadre spatiotemporel est la première mise en action du joueur. Il est en effet invité à choisir la topographie de son village ainsi que la date et heure qui permettent de créer le cycle temporel qui soutiendra toute son expérience. Tous les évènements qui modifient l’espace et lui donnent un caractère vivant dépendent effectivement de l’avancée du temps : la ronde des saisons fait progressivement changer la végétation et le climat, les arbres prennent plusieurs jours pour pousser et produire des fruits, les PNJ ont des chances de déménager suivant leur temps passé dans le village, les grandes fêtes occidentales (nouvel an, Noël, Halloween, Pâques…) se déroulent à leur réelle date… Absolument tout est conçu pour que l’horloge interne crée la motivation première de jeu. On constate alors que le cours du temps est ici utilisée comme un élément de gameplay qui détermine l’expérience de jeu de manière quantitative.

Quantitative, car l’exploitation des ressources de la carte ne peut pas être continue. L’expérience de jeu est nécessairement discontinue, faite de sessions d’environ une heure par jour, puisque des ressources comme les fossiles ou les fruits prennent un ou plusieurs jours pour se régénérer. Cette discontinuité est donc l’effet d’une décision volontaire de game design de ne pas nous rendre abondantes les ressources, mais plutôt de nous motiver à revenir plus tard. Il est très intéressant de voir que cette construction simple de gameplay a des impacts extérieurs au jeu, puisqu’elle a tendance à construire notre temps de jeu et participe de notre agenda quotidien. Le joueur peut alors se ménager un moment Animal Crossing régulier, générant un rythme de jeu original et nécessairement discontinu.

Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que cette discontinuité ne crée pas, ou peu, de frustration. Parce qu’il n’y a pas de moyen d’accélérer la production de ressources ou de créer de l’abondance, c’est la satisfaction du travail accompli qui transparaît plutôt que la frustration de ne pas pouvoir jouer davantage. La finitude des ressources combinée à l’assurance de les retrouver le lendemain place le joueur dans une routine laborieuse mais gratifiante où à chaque jour suffit sa peine. L’expérience est alors perçue comme complète bien qu’elle ne dure qu’une heure par jour et le joueur peut se satisfaire d’avancer tranquillement vers un objectif de long terme (comme agrandir sa maison, remplir le musée, économiser un million de clochettes, etc.).

Le temps est donc bien le lien qui maintient ensemble toute l’expérience d’Animal Crossing et la rend particulière. Il s’agit de la brique de gameplay principale qui donne du sens à toutes les autres actions et qui construit non pas de nombreuses petites expériences d’une heure, mais plutôt une longue expérience pluriquotidienne discontinue. Le joueur est invité à se fixer des objectifs de long terme qui rendent le travail quotidien agréable. Animal Crossing invite donc le joueur à s’approprier le temps long en élaborant des projets qui donnent un sens aux activités de court terme.

Se réapproprier le temps long

La société qui nous entoure avance à un rythme frénétique. L’information s’accumule à chaque seconde ; les vidéos YouTube, faisant entre cinq et dix minutes en moyenne, se consomment à la chaîne ; notre journée est minutée depuis le lever jusqu’au coucher ; les films et émissions de télévision adoptent une narration si effrénée qu’ils nous bombardent de séquences de moins d’une minute. L’ensemble des activités quotidiennes va de plus en plus vite, les entreprises n’ont d’objectifs qu’à trois mois (benchmarks). Le sens du temps se dissout car nous ne prenons plus le temps de planifier, de réfléchir au futur ; il n’existe plus de grande vision ontologique de long terme.

Le jeu vidéo suit cette évolution dans de nombreux secteurs. Les jeux mobiles freemium sont un bel exemple du temps très court glorifié. Ces jeux limitent la capacité d’action du joueur par le temps : il faut attendre pour jouir du jeu (que ce soit par un farming inintéressant ou par une incapacité à interagir pendant un temps défini) ou bien payer pour progresser plus vite. Le temps long est donc assigné à la frustration de ne pouvoir rien faire d’autre qu’attendre tandis que le temps court de l’action est associé à la jouissance. Le temps est ici une ressource négative : on ne jouit du jeu qu’en achetant un raccourcissement du temps d’attente. Ce rapport perverti à la temporalité fabrique la frustration du plaisir inaccessible. Il est symptomatique d’une industrie qui construit, à plus large échelle, un rapport au temps binaire : l’attente frustrante du consommateur est tout d’abord produite par les teasers, les leaks volontaires, les cadeaux de précommande, le hype artificiel. Tout ceci mène ensuite à la jouissance de l’achat, moment ultra-court qui est une fin en soi puisque le jeu est souvent décevant par rapport à son hype. Ainsi des jeux comme Watch Dogs ou Destiny provoquent moins de jouissance dans leur temps de jeu que dans le moment d’achat qui clôt le temps d’attente frustrante. Cette construction marketing insidieuse a pour but, évidemment, de forcer l’achat compulsif au premier jour de vente. Elle installe cependant dans l’habitus des joueurs une mise en sentiment du temps pervertie : le temps long est perçu comme contraignant, le temps court est vu comme libérateur.

C’est parce qu’Animal Crossing prend ce modèle à contre-pied que son expérience est unique dans le paysage vidéoludique. Ce jeu renverse en effet cette construction en assignant un sens fort au temps long (les objectifs d’augmenter sa maison, de construire des bâtiments dans le village, de remplir les collections du musée…) tandis que le temps court s’organise à l’échelle de micro-activités. Sont ainsi articulés des petits plaisirs du temps court (réussir à pêcher un poisson, discuter avec un PNJ, écouter Kéké chanter, etc.) avec un bonheur du temps long (remplir les objectifs que l’on s’est fixés). Plutôt que de frustrer le joueur pour augmenter le plaisir périodiquement, Animal Crossing parvient à diffuser le plaisir à toutes les échelles temporelles en associant, d’une part, de l’exploration, du farming et des mini-jeux et d’autre part des objectifs de long terme. Le joueur maîtrise donc à la fois la planification presque politique de sa partie et la réalisation de ce plan par les activités quotidiennes.

En cela, Animal Crossing nous permet de nous réapproprier un temps long rendu absurde par l’effervescence de notre société et de l’industrie du jeu vidéo. Plutôt que de courir de solde Steam en solde Steam et de multiplier les micro-transactions pour lutter contre la frustration, pourquoi ne pas plutôt nous arrêter un instant et reconstruire, sereinement, un lien apaisé et maîtrisé au temps.

La tranquille expérience

Comment qualifier l’expérience globale d’Animal Crossing ? Nous avons posé que la temporalité du jeu construit une expérience discontinue mais complète ainsi qu’une satisfaction du temps long retrouvé. Mais qu’est-ce que cette maîtrise et organisation du long terme par le gameplay transmet au joueur ?

Parce que l’autonomie d’action du joueur se déploie à toutes les échelles temporelles, l’expérience de jeu est traversée d’une confiance en l’avenir portée par une activité sereine. Dans Animal Crossing, on sait où l’on va et on y va tranquillement, doucement, par petits pas tous signifiants. Alors que le jeu aurait pu voir son sens se diluer sous la multiplication des mini-activités, celles-ci sont structurées par le temps long et permettent au joueur d’expérimenter une sérénité cohérente et globale. La tranquilité dégagée par Animal Crossing provient, certes, de ses graphismes mignons, de ses dialogues sympathiques, de sa musique reposante. Mais tous ces éléments viennent renforcer la structure globale de la temporalité ludifiée. Le caractère cyclique du temps évapore toute incertitude face à l’avenir. Ne reste que la certitude que nos projets vont se dérouler comme on le souhaite, que, par le travail, on matérialise dans le réel notre volonté. En cela, Animal Crossing est un jeu qui transmet la foi dans le progrès puisque le temps long est perçu comme intégralement maîtrisable et capable d’être structuré par le temps court. Tous les facteurs de la construction de l’avenir sont ainsi maîtrisés, ce qui organise un optimisme structurel transmis au joueur par l’expérience de jeu.

Jouer à Animal Crossing, c’est donc embrasser le futur d’un optimisme tranquille. C’est donner du sens à son activité quotidienne et à son travail, c’est projeter son moi dans des projets et les voir, invariablement, se réaliser dans la réalité du jeu. Le joueur est alors acteur au sens fort du terme : il agit sur le monde, mais surtout, il agit sur le temps, le plie à son agenda et donne du sens à ce temps qui, amoral et aveugle, nous force à avancer vers la fin.

La synesthésie dans le gameplay

La synesthésie dans le gameplay

Alors ministre de la culture, Frédéric Mitterrand considère que le jeu vidéo s’est progressivement inscrit au carrefour de disciplines créatives aussi vastes que variées, du graphisme au cinéma, de la programmation à l’histoire, tout en passant par l’architecture et la photographie.” Cette définition agglomérante de l’esthétique vidéoludique est intéressante car elle illustre ce qui peut sauter aux yeux d’un non-joueur : le jeu vidéo semble, vu de l’extérieur, être un ensemble d’esthétiques empilées (graphismes, musiques, architecture des niveaux, mise en scène, dialogues…) qui, bon an mal an, cohabitent sans s’articuler.

C’est toutefois ignorer le coeur de ce qui fait le jeu vidéo : le gameplay et la dimension interactive. Or, parce qu’il est l’organe qui ordonne toutes les autres esthétiques et génère l’identification, le gameplay devrait être le principal objet d’étude quand on parle d’esthétique du jeu vidéo. A vrai dire, on peut même se demander si le gameplay peut être défini par la rencontre et la mise en cohérence des esthétiques.

Tout jeu vidéo pratique la synesthésie

Qu’est-ce que le terme anglais gameplay désigne précisément ? Concaténation des mots game (jeu) et play (expérience de jouer), le gameplay est l’expérience vécue par le joueur au contact de la jouabilité. Il peut être mis en rapport avec la capacité du jeu à créer une identification, et donc à générer l’illusion d’immersion par la mobilisation des sens. Concrètement, le gameplay se construit en deux temps. Le joueur est d’abord investi par la nécessité d’interagir pour mettre en mouvement le jeu. Cette interaction est enregistrée par les contrôles, c’est à dire l’ensemble des règles qui régissent, dans le code, la gestion des entrées. Ces contrôles ayant été traités, des feedbacks sont émis vers le joueur qui lui donnent une sensation d’agency. Ces feedbacks peuvent être visuels (sprites qui se déplacent), auditifs (sons ou musique évolutifs), tactiles (vibrations). Le gameplay est donc un aller-retour de stimuli entre le joueur et la machine, et on peut alors poser l’équation : contrôles + feedbacks = gameplay.

Il faut ici noter que, même dans son déroulement le plus simple, le gameplay mobilise toujours plusieurs sens de manière concomitante. Ainsi, dans Pong, lorsque nous manipulons le potentiomètre de la manette, notre corps enregistre une sensation tactile et mécanique, tandis que, au même moment, notre oeil capte un feedback visuel : celui du mouvement de notre rectangle-personnage. Ces deux sensations non seulement se déploient en même temps, mais sont analysées par le joueur comme une chaîne de causes et d’effets : on tourne le potentiomètre donc la palette bouge. Elles s’enrichissent alors l’une l’autre d’un sens supérieur : celui de la liberté de mouvement, de l’emprise de l’homme sur son environnement, de la prise en main de son propre destin (celui de perdre ou de gagner). C’est pourquoi on peut parler d’une synesthésie du gameplay qui se retrouve dans absolument tout jeu vidéo et participe de leur définition.

Terme composé de “syn-” (avec, ensemble) et “esthétique” (expérience véhiculée par les sens), la synesthésie désigne une expérience qui est véhiculée par l’association de plusieurs sens plutôt qu’un seul. Pour qu’il y aie synesthésie, il ne suffit pas d’avoir deux moyens esthétiques juxtaposés, comme, par exemple, un film qui cumule musique et image. Il est nécessaire que la mobilisation commune de ces sens crée une expérience supérieure a la somme de leurs expériences particulières. C’est à dire que, pour rester dans la formulation mathématique (qui a le mérite d’être plus claire qu’une longue phrase) : synesthésie > esthétique 1 + esthétique 2. Si on considère l’exemple du cinéma, la juxtaposition dans un blockbuster de musique de Hans Zimmer et d’une scène d’action n’est pas synesthétique, car ces deux esthétiques semblent cohabiter sans s’unir, chacune poursuivant ses propres buts. Au contraire, on pourrait soutenir que l’utilisation de la musique dans le film Il buono, il brutto, il cattivo de Sergio Leone, parce qu’elle s’associe harmonieusement avec les plans et soutient leur esthétique, crée une expérience synesthétique chez le spectateur supérieure aux deux expériences que seraient l’écoute de la musique seule ou la vision du film sans musique.

La reprise de l’étude du gameplay au regard de la synesthésie semble alors révéler une idée fondamentale : la synesthésie est inhérente au jeu vidéo. La vision du personnage qui se meut est en effet toujours augmentée du sens que c’est le sujet qui le fait bouger, qui s’investit dans ce personnage par le toucher, qui procède à une identification constante. Le jeu vidéo peut donc être compris comme une synesthésie à deux degrés : toucher + vision = agency. Et ceci semble se confirmer pour tout jeu dont les contrôles ne sont pas cassés ou saccadés et donc dont le gameplay est satisfaisant.

La transformation des esthétiques en art par le gameplay

A partir de là, on ne peut plus décemment considérer le jeu vidéo comme un agrégat d’esthétiques diverses. Il devient évident que le gameplay, parce qu’il est la source synesthétique du jeu vidéo, doit être placé au centre de la réflexion. Les questions qui viennent à l’esprit sont alors : est-ce que le gameplay peut mobiliser plus de deux sens ? Mais surtout, est-ce que cette synesthésie peut tant charger de sens les différentes esthétiques qu’elle aboutisse à l’émergence d’une esthétique artistique unifiée ?

Pour réfléchir à ces questions, considérons le jeu Rez (Dreamcast, PS2, 2001). Pris séparément du reste, son gameplay est un shoot them up 3D assez classique, vu à la troisième personne. La particularité de Rez est que les contrôles ne génèrent pas seulement systématiquement des feedbacks visuels (personnage en mouvement) mais également des feedbacks auditifs. Le joueur est en effet invité à construire la musique du jeu par l’interaction avec les ennemis et le niveau. Le joueur, par les contrôles, produit ainsi deux esthétiques : l’une visuelle et l’autre auditive, qui sont à la fois concomitantes et complémentaires. Il y a donc production d’expériences sensibles associées qui, mises ensemble, ne forment plus qu’une esthétique supérieure. On peut ici parler de synesthésie à trois degrés : sont mobilisés le toucher (manipulation de la manette), le visuel (mouvement du personnage, ciblage des ennemis, mouvement du niveau) et l’auditif (musique générée intégralement par l’action du joueur). Cette synesthésie contrôlée par le joueur crée un sentiment fort qui peut confiner à l’idée esthétique ou, du moins, dépasser l’expérience d’une synesthésie à deux degrés.

Nous sommes ici en présence de l’utilisation raisonnée d’un outil artistique. Puisque la synesthésie a la capacité d’augmenter la densité de sens de plusieurs esthétiques, elle peut aller jusqu’à générer une idée esthétique si cette densité dépasse un certain seuil. Cet outil, bien utilisé, est une voie pour le jeu vidéo de transmission artistique. On voit alors, par l’exemple de Rez, que le jeu vidéo peut tendre à mettre en ordre des esthétiques éparses (musique, graphismes, etc.) par le gameplay synesthétique. Le gameplay synesthétique est donc l’ossature qui assigne à chaque esthétique sa place et son importance, chacune étant mise au service d’une esthétique plus grande qu’elles. Evidemment, ceci ne peut s’observer que dans une poignée de jeux qui ont pris le parti de mettre le gameplay et la synesthésie au centre du processus de création. A contrario, un jeu comme Assassin’s Creed Unity (PS4, XBOX one, PC, 2014) est un bon exemple de juxtaposition d’esthétiques qui ne s’associent jamais. La musique est utilisée, comme dans un blockbuster, pour qualifier la séquence sans en découler. Les contrôles sont limités à une manipulation basique du personnage (combat à 1 bouton). Les graphismes sont de qualité dans l’objectif d’être jugés séparément du reste, comme un critère d’achat. Aucun de ces éléments n’a d’emprise sur les autres et aucune association esthétique ne se produit.

Force est alors de constater que, si la synesthésie est un outil puissant de production artistique dans le jeu vidéo, car elle augmente le sens de ses esthétiques, elle n’est que peu employée (et jamais dans les grandes productions dites AAA).

L’impossibilité à dire la synesthésie dans les critiques de jeux vidéo

Le concept de synesthésie, alors qu’il n’est pas complexe, n’apparaît jamais dans le catalogue des idées des critiques de jeux vidéo. Ceci est dû à la structure même de ces critiques. Se considérant plutôt comme des “testeurs”, et donc un guide d’achat pour consommateurs, les journalistes-critiques ont organisé un système de notation par critères pour qualifier les jeux vidéo. Cette notation a l’effet pervers d’exploser et de segmenter les esthétiques. Comment serait-il possible que des testeurs qui doivent remplir, comme des entités aliénées entre elles, les cases “graphisme”, “musique”, “gameplay“, soient sensibles à l’articulation de ces éléments ? Parce que leur méthode découpe et isole ces esthétiques et dirige (voire détermine) la teneur de leur expérience face au jeu, il est tout à fait improbable que les testeurs perçoivent une synesthésie lorsqu’elle existe.

Peut-être serait-il temps que les jeux ne soient plus critiqués selon la méthode des sèche-linges, mais plutôt selon celle du cinéma ou de la littérature. Il est en effet étrange de vouloir dresser une liste de critères quantifiables et dits objectifs pour qualifier un objet culturel qui a une cohérence interne. L’expérience face aux oeuvres de l’esprit n’est pas la somme des expériences de ses composantes, mais est unique et cohérente. Par définition, une oeuvre de l’esprit ne peut pas être consommée comme un cheeseburger et n’a pas de but utile comme un outil.

La notation a par ailleurs l’effet pervers de valoriser l’agréable sur l’artistique. Afin d’avoir un critère à noter, les testeurs se posent en effet la question du divertissement apporté par le gameplay, les musiques, les graphismes (est-ce qu’on passe un moment sympathique ?) bien plus que celle de leur densité esthétique et de leur articulation pour générer une esthétique lourde de sens. Il y a donc un vide critique quasiment total qui entrave, par répercussion, l’émergence de jeux vidéo artistiquement valables. Les créateurs qui ont besoin d’un retour sur investissement et sont soumis à l’oeil froid et quantificateur de Metacritic ne peuvent pas prendre le risque d’avoir une mauvaise note. De plus, le fait même qu’ils savent qu’ils sont notés par critères les poussent à fabriquer les esthétiques de manière cloisonnée : la musique est construite à part du gameplay, lui-même construit à part des graphismes, pour maximiser la qualité intrinsèque de chacun. Cette méthode de production empêche toute émergence d’art vidéoludique, puisque l’outil d’articulation des esthétiques autour du gameplay est exclu du processus de production.

Il apparaît donc nécessaire, pour qui voudrait stimuler le jeu vidéo dans la voie de l’art et de la densité esthétique, de fonder une critique globale opposée à la critique segmentante actuelle.

Conclusion

La synesthésie apparaît comme un des éléments constitutifs de l’expérience vidéoludique. Si elle est présente dans tous les jeux vidéo sous la forme toucher + vision = agency, ce n’est que lorsque les créateurs s’en saisissent comme d’un outil artistique qu’elle peut amener le jeu vidéo à exprimer une idée esthétique. Il s’agit donc d’un outil esthétique puissant, mais peu exploité, notamment parce que la critique et les créateurs sont enfermés dans une définition de l’esthétique vidéoludique comme d’un ensemble de critères plutôt que comme d’une expérience cohérente. Il serait pourtant fécond de voir se développer l’idée que la musique n’est pas là pour accompagner l’expérience mais peut être organisée, manipulée, maîtrisée par le gameplay et former avec lui une puissante synesthésie.